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Grâce surtout au travail de Patrizia Minetti, alias ma mère, je suis très content de publier sur ce blog le premier chapitre de mon introduction à Castoriadis. Un travail qu'on peut trouver seulement en italien.

 

 

 

L’AUTONOMIE POSSIBLE

 

Introduction à Cornelius Castoriadis

 

 

 

 

 

TABLE

 

AVANT-PROPOS - L'autocritique philosophique p.

 

I. SOCIALISME OU BARBARIE 

 

1.Marxisme et révolution 

1.1 L'alternative socialisme ou barbarie  

2. Critique au marxisme

2.1 Capitalisme moderne et révolution 

2.2 Le bilan du marxisme

2.3 Théorie et projet révolutionnaire

    1. Institution et Imaginaire 

    1. Marx et Castoriadis 

 

II. L 'INSTITUTION IMAGINAIRE DE LA SOCIÉTÉ

 

1. L'imaginaire radical entre ontologie et anthropologie philosophique 

1.1 Le social-historique

1.2 La psyché 

1.3 L'institution du social-historique : l'imaginaire radical

  1. 4 Les significations imaginaires sociales 1.5 La nouvelle perspective philosophique 

2. La recherche épistémologique entre psychanalyse et philosophie 

2.1 La psychanalyse pour Castoriadis 

2.2 Entrer dans le labyrinthe : impensable et limite 

 

III. LE PROJET D'AUTONOMIE 

 

1.L'autonomie humaine 

1.1 Virtualité d'autonomie. 

    1. Le sujet 

2. L'exigence révolutionnaire 

2.1 Le rejet de la société bureaucratique 

2.2 La naissance de l'autonomie 

2.3 Le projet social-historique 

    1. L'éclipse du projet : la victoire du capitalisme 

3. La philosophie politique 

3.1 La création politique 

3.2 Philosophie et politique 

 

 

BIBLIOGRAPHIE 

 

 


 

AVANT-PROPOS

L'autocritique philosophique

 

De nos jours il est difficile de parler de tendances philosophiques prédominantes. La spécialisation du savoir a permis une large variété même à l'intérieur du monde philosophique; cependant, le succès le plus grand a été remporté dans le domaine des doctrines philosophiques, dont le but était celui de donner des alternatives à la connaissance scientifique en soutenant la possibilité de rendre plus légers les liens que le savoir positif imposerait à la pensée et aux projets d'action. À la fin du siècle dernier il paraît que les philosophes ont de nouveau confiance en la tradition philosophique. Il y a une certitude généralisée de ne pas pouvoir rétablir l'ancienne métaphysique mais on y fait recours non pas en tant qu'à une forme de savoir systématique, mais en tant qu'au témoignage d'une possibilité de penser qui dépasse le savoir positif.1

 

L'autocritique philosophique castoriadisienne ne s'approche que partiellement de cette tendance générale de l'époque parce qu'elle est une profonde élaboration de la philosophie occidentale, son fondement, et parce qu'elle se met continuellement en rapport avec la création humaine, non seulement dans le domaine philosophique, mais aussi dans le domaine scientifique. Sa pensée (qu'on a prise en considération, mais seulement avec réticence, au cours de ces dernières années) est une contribution importante pour l'histoire de la philosophie. La démarche autocritique naît lorsque, encore très jeune, notre philosophe décide de se mesurer avec les deux plus grands philosophes modernes, Kant et Hegel2. A ce moment-là, la réflexion était fondée sur une perspective de renouvellement de la logique philosophique, mais dans les années suivantes elle deviendra plus profonde et prendra la physionomie d'une critique du système logique-ontologique qui soutient leur pensée, tout en partageant quelques-unes de leurs grandes questions : avant tout le problème du sujet, mais aussi celui de la relation sujet-objet et, en particulier, le couple kantien phénomène-noumène et la dialectique hégélienne.

Convaincu du fait que Hegel avait donné une réponse erronée à la juste tentative de résoudre la rupture kantienne entre phénomène et noumène, Castoriadis va chercher, dans la philosophie de Marx avant tout et dans les théories de Freud après, les points de repère nécessaires pour faire avancer la pensée occidentale. Par rapport aux autres tentatives, pas trop antérieures à la sienne (Fromm, Marcuse, Reich), son rapprochement de Marx et Freud ne se réalise pas en juxtaposant les thèses centrales de leur pensée pour bâtir des thèses métisses harmonisant leurs théories dans une unique théorie, mais, au contraire, après une confrontation, un corps à corps réfléchi, Castoriadis élabore une autre philosophie.

En tant que fruit de ce parcours et de la critique continue, soit explicite soit implicite, des positions de Heidegger, la philosophie de la création humaine de Castoriadis veut dépasser le criticisme et l'idéalisme, le marxisme et le freudisme, pour construire une nouvelle philosophie de l'homme, qui soit capable de lui faire envisager les possibilités de l'autonomie humaine qui marquent notre histoire et notre espèce. (De la même façon, mais totalement différente de ce que son ami Edgar Morin est en train d'élaborer dans la même période).

Selon son créateur, cette nouvelle philosophie doit se charger de la tâche que Aristote assigne à cette discipline : penser signifie faire face à l'engagement et à la liberté d'aborder tous les aspects de l'existence humaine et non-humaine. Un rôle classique pour la philosophie, mais qui s'enrichit simultanément de l'élaboration des problèmes de la philosophie moderne et contemporaine et des découvertes scientifiques qui marquent notre présent.

 

La situation philosophique et scientifique présente, conséquence directe de l'activité connaissante des trois derniers quarts de siècle, requiert impérieusement une réflexion sur le mode d’être et la logique de l'organisation de ces nouveaux objets qui sont les particules élémentaires et le champ cosmique, l'auto-organisation du vivant, l'inconscient ou le social-historique, qui, de façon chacun différente mais non moins certaine, mettent tout radicalement en question la logique et l'ontologie héritées.[...]La connaissance, au sens strict qui seul nous importe ici, commence lorsque est engagé un processus d'interrogation et d’enquête qui met en question les croyances de la tribu et crée ainsi une brèche dans la niche métaphysique que s'est constituée la collectivité.3

 

Un nouvel horizon pour la philosophie politique. Classique est aussi le problème philosophique politique par lequel notre philosophe est profondément pris : la relation théorie-praxis.

Sans doute attentif aux élaborations de l’École de Francfort, dialoguant continuellement avec Claude Lefort, important rénovateur de la philosophie politique française, ayant affirmé la supériorité du faire sur la théorisation (entendue, non par hasard, comme une forme de savoir), Castoriadis établit une équivalence entre l'activité philosophique et politique : leur lien réciproque ne permet pas que l'une revendique sa suprématie sur l'autre. Cependant, on ne pense pas, comme Axel Honneth4 a fait, que Castoriadis ait utilisé la philosophie pour justifier la réalité politique de la révolution.

Le philosophe greco-français ne se pose pas le problème de la praxis en tant que fondement de la théorie sociale (projection de l'intention de Honneth sur celle de Castoriadis : créer une théorie sociale pour aboutir à la théorisation du conflit qu'il y a dedans), mais celui de la transformation humaine, de sa nature et de ses problèmes. Il n'a pas, en effet, un intérêt théorique-spéculatif et ne veut pas expliquer exhaustivement le mouvement de transformation du monde social, pour en déduire une théorie sociale complète (tenue pour impensable), mais il veut éclaircir le fondement de la transformation humaine en tant que trait universel et ontologique de notre espèce.

Et c'est en abordant la question du comment saisir la dimension sociale, et non pas en étendant à la société sa réflexion sur la praxis, qu'il va modifier son idée même de praxis. Le social-historique lui permet, en effet, de rendre compte et raison de la base imaginaire de l'institution de la société, grâce à laquelle on peut justifier l'idée d'une praxis révolutionnaire au moyen de l'indétermination et de la création qui lui sont propres.

En d'autres termes, le social-historique, voire le mouvement du collectif autonome, est la totalité ouverte sans laquelle la praxis ne pourrait pas se produire. Castoriadis écrit :

 

cette existence à plusieurs, qui se présente ainsi comme inter-subjectivité prolongée, ne reste pas, et à vrai dire n'est pas, dès l'origine, simple inter-subjectivité. Elle est existence sociale et historique, et c'est là pour nous la dimension sociale du problème.5

 

C'est-à-dire, la praxis sociale-historique, fondement de la transformation humaine, est le lieu commun de rencontre de l'activité philosophique et du faire politique qui montre la suprématie de la première sur la deuxième. Cela impose de repenser les catégories de la philosophie politique et, en général, sa filiation à la philosophie.

Aujourd'hui comme toujours, la tâche politique est de reprendre et de porter plus loin la grande tradition émancipatrice de l'Occident : construire une société démocratique, auto-gouvernée, où autonomie individuelle et autonomie collective s'étayent et se nourrissent l'une l'autre. Mais cela ne peut se faire en dehors d'un grand mouvement démocratique de la population, qui est précisément absent.6

 

Castoriadis dans l'Agora : si le faire hétéronome méconnaît et inhibe la créativité de l’être humain (individu-société), le faire autonome, qui constitue la démocratie, permet l'appropriation de la capacité créative fondamentale au moyen de la libération de l'activité consciente. Ce n'est pas la simple réalisation des potentialités du sujet, comme chez Aristote, mais c'est la libération de la capacité active de créer de nouvelles possibilités humaines. Soit l'autonomie possible, ainsi que la création humaine, telles que Castoriadis les entend, sont des idées philosophiques si considérables que toute recherche philosophique qui voudra aller au fond des problèmes politiques ne pourra pas éviter de discuter. Ceux qui ont l'intention d'élaborer un propos philosophique digne de ce nom, dès ce moment ne pourront pas se passer de prendre en considération cette réflexion castoriadisienne : il sera difficile, ou trop simple, d’éviter de se mettre en relation avec la portée de ses idées pour n'importe quelle recherche théorique future, ainsi que pour une honnête perspective de philosophie politique : sous peine de rendre faible sa propre réflexion. Ce n'est pas un hasard que quelques-uns d'entre les plus importants penseurs vivants ont une dette cachée envers notre philosophe psychanalyste : Z.Bauman pour l'acquisition profonde de l'idée de l'imaginaire social, J.Rancière pour la réflexion cardinale sur le conflit entre philosophie et politique, M.Gauchet pour avoir élaboré d'une façon originale la généalogie d'un projet d'autonomie et de l'idée de la religion chez Castoriadis.7 D'autres auteurs, au contraire, le reconnaissent explicitement (S. Latouche, P. Lévy, J.P. Arnason). Probablement c'est la raison même pour laquelle Castoriadis s'est engagé dans un dialogue critique avec des figures centrales de l'histoire de la philosophie contemporaine : Habermas, Searle, Morin, Rorty.

 

Enfin je suis tout à fait opposé à cette façon qu'a Rorty de réduire l'histoire de l'humanité depuis vingt-cinq siècles au récit de l'histoire de la philosophie. L'histoire de l' humanité n'est pas l'histoire des erreurs de Platon, de Descartes, de Hegel, de Kant, etc..Et c'est là précisément le vice hégélo-heideggeéro-habermassien -les trois H, si vous voulez, ou quatre avec Husserl quand il parle de l'humanité européenne-, qui remplace l'histoire effective par l'histoire des idées.8

 

 


 

 

I.

SOCIALISME OU BARBARIE


 

L'enfance de Castoriadis est marquée par des évènements qui probablement vont laisser une trace profonde dans son existence. Né en 1922 à Constantinople, il se déplace avec sa famille à Athènes, où il fait des études de droit, d'économie et de philosophie. À ce moment-là la capitale grecque souffre de la tragédie de la deuxième guerre mondiale sous la dictature de Métaxas.

A l'age de 15 ans Castoriadis entre dans le parti communiste grec, adoptant la ligne de l’extrême gauche trotskiste de Spinos Stinas. Après le coup d'état stalinien, raté, et avant que le pays ne tombe dans la guerre civile, il s'embarque sur un bateau néozélandais, le Mataroa, pour Paris, où il a une bourse d'études à la Sorbonne. Sa thèse de doctorat, jamais finie, est une recherche de philosophie qui prétend jeter les bases d'une axiomatique universelle déterminant les fondements d'un système de savoir intégral et, pour cela, entendue comme élément indispensable à une théorie de la connaissance.1 Un an après son arrivée, en 1946, Castoriadis entre dans le P.C.I. (Parti Communiste Internationaliste), un petit groupe trotskiste. Ici il connait Claude Lefort, étudiant de l’École Normale Supérieure de Paris et élève de Merleau-Ponty, avec lequel il forme, dans la même année, un courant d'opposition interne au parti (le courant Chalieu-Montal). À ce moment-là ce sont Merleau-Ponty et Sartre qui représentent la position la plus connue et ambitieuse de la gauche française, étrangère au parti communiste et critique avec le marxisme orthodoxe : leur revue, Temps Modernes, occupe une place dominante dans le panorama intellectuel et d'engagement politique français par rapport à d'autres publications du même genre, telle que La Nouvelle Critique du Parti Communiste français ou la revue personnaliste Esprit, fondée par le philosophe chrétien Emmanuel Mounier. Le P.C.I., de son côté, né dans la clandestinité en 1944 rassemblant trois petits groupes de l’extrême gauche française (le Comité Communiste Internationaliste, le Parti Ouvrier Internationaliste et le groupe Octobre), représente, en substance, la gauche communiste qui cherche à rester conforme au marxisme et au lien théorie-praxis, qui en même temps émet une forte critique de l'expérience bolchévique. Agissant plus sur le terrain du militantisme politique et social que sur le terrain intellectuel, il constitue, avec l'anarcho-syndicalisme, la coalition militante de la gauche extra-parlementaire française.

Même s'ils se placent à l'intérieur de cette réalité, Castoriadis et Lefort développent une originale critique de la traditionnelle conception marxiste-léniniste de la révolution en partant d'une analyse du capitalisme : la société contemporaine est, dans son ensemble, l'expression d'un nouveau capitalisme (et du nouveau domaine consubstantiel à ce nouveau capitalisme). Comme Rosa Luxemburg l'avait prévu, la bureaucratie est devenue le point archimédien grâce auquel il est possible de comprendre la nouvelle réalité de l'exploitation moderne et formuler de nouveau l'idée d'expropriation de la plus-value au centre des théories marxistes. Si Trotski a eu le mérite d'avoir analysé et critiqué la naissante bureaucratie communiste, il n'a pas pourtant réussi à éviter les nombreuses contradictions qui ne lui permettaient pas de comprendre la nouvelle nature du régime russe (dont il est l'un des responsables) ; ce dernier, pour les deux jeunes révolutionnaires, est l'expression du capitalisme bureaucratique, une autre phase du capitalisme monopoliste, dans laquelle la bureaucratie joue le rôle de nouvelle classe exploitante. Une forme de domination particulière et une contradiction capitaliste inédite correspondent à celle-ci. Pour cette raison, en 1948, après que le P.C.I., en pleine crise interne, opte pour soutenir la politique de Titus, au niveau international, les deux révolutionnaires antibureaucratiques décident de rendre autonome leur propre choix politique, en faisant de Socialisme ou Barbarie non plus un courant intérieur au parti, mais un organisme autonome, doté de sa propre revue et inspiré directement des analyses de Marx.

 

Nous ne partons pas pour nous rallier à quelque mouvement centriste du type RDR ou pour rentrer chez nous, mais pour jeter les fondements d'une future organisation révolutionnaire prolétarienne.2

 

1. Marxisme et révolution

 

Le groupe3 se dotera de la revue du même nom, considérée comme un moyen révolutionnaire nécessaire pour affronter le nœud théorie-praxis, qui n'est pas seulement le point central de la tradition marxiste révolutionnaire, mais qui , face à la naissance du grand et actuel problème de l'émersion de la société bureaucratique, est aussi pensé comme une question qui doit trouver une réponse urgente pour relancer le mouvement révolutionnaire. Selon les Sociaux-barbares la société moderne est en effet passée au capitalisme bureaucratique surtout à cause de la dégénérescence bureaucratique de la révolution bolchevique et du mouvement ouvrier occidental : cette dégradation a crée un modèle inédit d'appareil de l’État, qui, intégré dans le système d'exploitation déjà présent, a étendu à presque toute la population son propre domaine, soit à l'est, soit à l'ouest (où la fin du capitalisme libéral est allée de pair avec le développement de l’État en économie), aboutissant à un stade avancé de concentration des forces productives. Même si l'action du prolétariat est en partie responsable de cette situation, l'initiative sociale-barbare prend acte de la contradiction objective et de la responsabilité de cette classe, sans toutefois méconnaitre celle-ci en tant que sujet de la révolution, et se propose comme centre d'élaboration de solutions révolutionnaires. Mais, pour réaliser cela, elle apporte un considérable changement de perspective par rapport à la théorie et à la pratique marxiste : le problème économique, important pour cette tradition, doit être considéré à nouveau et être mis en relation avec le problème du pouvoir, vu comme fondamental aussi bien par l'ensemble de la société moderne que par les sociaux-barbares 4 : quelle forme prend donc ce nouveau domaine? Comment est-il possible qu'il ait la même nature dans la Russie stalinienne et en Occident ? Pour Castoriadis et Lefort la bureaucratie stalinienne est une classe exploitante, dont la structure, l'idéologie et le domaine économique-politique correspondent organiquement à la concentration totale du capital dans les mains de la classe dirigeante inamovible et incontrôlable qui gère l’État. Simultanément en Occident une convergence de phénomènes, tels que la concentration du capital, l'évolution du taylorisme dans la technique et l'organisation de la production, l'intervention croissante de l’État en économie et la dégradation des organisations ouvrières (partis et syndicats), font de manière qu'il en résulte un similaire, bien que moins radical, contenu social :

 

[...]l'essence effective des rapports de classe dans la production et la division antagonique des participants à la production en deux catégories fixes et stables, dirigeants et exécutants.5

 

Le stalinisme exprime d'une façon totalitaire cette division et le système d'exploitation du travail correspondant . Cependant, même dans le reste du globe la couche sociale au pouvoir gouverne souverainement la plus-value dérivée de la force de travail, en décidant, en même temps de la gestion de la production, de sa répartition, de la consommation et des investissements la concernant. Les rapports et la lutte de classe de ces deux mondes sont essentiellement les mêmes. Face à cette situation, la tâche révolutionnaire du prolétariat, que les conditions objectives du capitalisme constituent comme sujet unitaire et porteur de potentialité révolutionnaire,6 devient celle de se former une conscience antibureaucratique. Le domaine capitaliste s'exprime profondément par l'aliénation dans l'activité productive, contre laquelle le prolétariat manifeste un conflit constant pour éviter d’être réifié, c'est à dire considéré comme une machine, à cause de l'ensemble des aspects de l'organisation de la production moderne (techniques, juridiques et politiques). Également Socialisme ou Barbarie soutient que sa propre spécificité militante consiste à revenir de façon critique sur le mouvement révolutionnaire suivant 1917, pour élaborer un programme capable de lutter contre les mystifications, staliniennes ou réformistes, qui couvrent, soutiennent et expriment implicitement la nouvelle classe exploitante. C'est pourquoi il définit positivement le contenu du socialisme, qui, sans retourner au socialisme utopique, doit être le fruit d'une analyse soutenue par une phénoménologie de l'expérience ouvrière, en tant qu'expression de la fusion de la théorie avec l'expérience, de sorte qu'on puisse concilier le moment de la théorie, représenté par les intellectuels, avec celui de la praxis, incarné par les ouvriers.

Les principes sur lesquels l'organisation révolutionnaire devra se construire sont clairs : l'union organique des ouvriers et des intellectuels, de l'expérience et de la théorie, dans et par l'expression et l'activité à la fois libre et coordonnée des uns et des autres; la suppression de la distinction entre dirigeants et exécutants au sein de l'organisation ; la transformation des rapports entre l'organisation et la classe ouvrière, celle-là considérant comme sa fonction non pas de dominer la deuxième ou de parler en son nom, mais de contribuer à son développement, de lui fournir les moyens de s'exprimer, de l'aider à coordonner son action-en même temps que de mettre sous ses yeux ses propres idées et son propre exemple.7

La révolution, en tant que reconstruction des activités sociales dans tous les domaines, signifie donc que même la plus simple défense de la condition prolétarienne, face à l'envahissement et à l'aliénation capitaliste, pose sur de nouvelles bases le problème de la réorganisation de la société, permettant une nouvelle et positive théorisation du contenu du socialisme, pensé comme processus d'auto-organisation consciente de toute la société. Cette conception révolutionnaire se diffère des thèses les plus importantes et influentes d'un type de marxisme qui s'oppose au stalinisme, mais seulement en apparence, et qui a, comme point de départ, la notation antibureaucratique de Rosa Luxemburg liée à la critique du centralisme léniniste, et l'idée d'une démocratie prolétarienne totale. En particulier, Lénine et Trotski sont les objectifs critiques présents dans les textes sociaux-barbares (pas exclusivement castoriadisiens) : la vision du parti comme avant-garde révolutionnaire et l'interprétation faible du stalinisme. Comme déjà brièvement expliqué, au premier on reproche surtout d'avoir construit une révolution partant d'une avant-garde centrée sur la préparation des dirigeants de parti, étant convaincu que la classe prolétarienne était incapable de réaliser le socialisme d'une façon autonome. Par contre, au second on objecte de ne pas s’être trop éloigné des plus importantes positions léninistes, arrivant inévitablement à méconnaitre le relief de la naissance de la bureaucratie russe, considérée, d'une façon restrictive, comme formation transitoire ou couche '' parasitaire''. Selon les sociaux-barbares, Trotski développe une théorie superficielle du socialisme (conçu comme transformation objective d'une partie des structures sociales), qui lui fait non seulement accepter le '' centralisme démocratique '' léniniste, mais surtout considérer que le seul problème du processus révolutionnaire, loin d’être lié à la maturation de la conscience de classe, est celui de la direction révolutionnaire des masses ; le marxisme est, en général, estimé superficiel car il a sous-évalué l'articulation essentielle des groupes humains dans l'entreprise capitaliste, ayant, de fait, interdit de comprendre de quelle manière le processus vivant de formation de la classe prolétarienne soit l'auto-création historique d'une lutte permanente (née exactement dans le lieu du travail)8 contre le système capitaliste.

1.1 L'alternative Socialisme ou Barbarie

Malgré cela, les social-barbares se sentent partie intégrante de cette tradition9, soit pour le rapport étroit avec les analyses de Marx, soit parce qu'ils pensent que l'opposition ''socialisme ou barbarie'' (tirée de la célèbre théorie luxemburguienne de l'impérialisme) est une idée d'orientation valide et féconde. L'alternative, déjà présente dans Le manifeste du parti communiste de Marx et Engels, éclaircit les deux tendances contemporaines de la société moderne : le processus universel de bureaucratisation sociale et l'activité autonome du prolétariat. Des tendances qui, de 1949 à 1953, sont liées à une analyse du système mondial qui conduit le groupe de Socialisme ou Barbarie à soutenir l'inéluctabilité de la troisième guerre mondiale entre la bureaucratie russe et l'impérialisme américain : à ce moment-là les deux Blocs seraient engagés à résoudre, militairement, leurs propres contradictions économiques internes par l'expansion et l'exploitation des ressources du champ opposé. L'évolution des deux superpuissances vers la guerre, et l'exploitation totale des ressources du monde sont considérées comme les grandes routes qui conduiraient notre planète à la barbarie, à moins qu'on ne développe une intervention révolutionnaire des masses prolétariennes exploitées et violées, pour empêcher la fin de l'humanité et de la civilisation qu'elles mêmes représentent. Cette erreur d'évaluation, reconnue explicitement par Castoriadis et son groupe en 1957, ne fait pas obstacle pour garder et relancer, par la suite, l'idée d'une opposition entre socialisme et barbarie, soutenue, cette fois, par une double analyse : la première, centrée sur des positions nées de la sociologie du travail de ce temps-là, et la deuxième en tant qu'expression d'une phénoménologie des évènements ouvriers liés surtout à la première moitié des années cinquante. En d'autres termes, d'une part on reconnaît et clarifie la profonde contradiction et l’irrationalité propres de l'économie capitaliste et, d'autre part, on prend acte de la confirmation de ce que le nouveau conflit ouvrier constitue pour le mouvement révolutionnaire.Voilà une brève synthèse.

L'industrie moderne du taylorisme représente seulement la dernière expression de l'organisation typique du processus de production capitaliste. Le modèle mécanique de gestion de la force de travail est poussé par le principe de rationalisation de l'ensemble des fonctions internes à la chaine de travail et par la logique du maximum d'exploitation de la force de travail, inévitablement extérieure à ses choix et à ses buts (un phénomène qui, comme Marx le soutient, s'impose partout : l'extorsion de la plus-value pour l'accumulation). Le problème qui le touche est que cette rationalisation n'est qu' une réalité profondément irrationnelle. La prétention que a la direction capitaliste de comprendre le processus de production, et de pouvoir planifier, est en opposition avec sa propre organisation du travail. En effet, pour comprendre la réalité de production et garantir la mise en œuvre du plan, la direction est forcée, en premier lieu, de standardiser les moyens et les objets de la production (pour éliminer le hasard et l'imprévu), se heurtant, ainsi, à la tendance intrinsèque de la modification perpétuelle des machines et des matériaux utilisés (essence même de l'industrie moderne), et, en second lieu, de prétendre une information parfaite à propos de l'exécution matérielle du travail; sur le plan théorique, elle se révèle impossible à être réalisée et, sur le plan pratique, elle est obstacolée par les travailleurs mêmes : ils ne s'abstiennent pas seulement de l'organisation de leur travail, mais conspirent profondément contre leur hétéro-direction, en raison de l' objective étrangeté à leur propre processus de production parcellaire.Ce conflit fait perdre du temps productif (employé par les travailleurs pour lutter contre l'imposition d'en haut de règles et règlements) et oblige la direction à multiplier les services auxiliaires (surtout ceux de contrôle). En substance, le modèle mécanique et rationaliste de l'industrie moderne cherche à combler l'écart, qui le caractérise intrinsèquement, entre théorie et réalité, en générant une opposition continue des travailleurs, qui inévitablement ''produisent '' gaspillage et conflit constants :

la structure et la nature de la direction actuelle, direction bureaucratique extérieure aux activités qu'il s'agit de diriger, en fait des problèmes insolubles, ou, au mieux, des problèmes qui n'arrivent à être ''résolus ''qu'au prix de gaspillages énormes et de crises perpétuelles[..].Le problème d'une information adéquate existera toujours. Mais la structure actuelle le rend littéralement insoluble, car son existence même pousse l'ensemble de la société à conspirer pour masquer la réalité.10

Ce déguisement total est, de fait, combattu par la lutte des travailleurs, engagée pour défendre leur propre humanité et revendiquer la capacité profonde d'auto-organiser leur propre existence. Aux yeux de Castoriadis et des autres sociaux- barbares il y a une tendance ''naturelle'' de l’être humain à prendre la direction de sa propre activité, tendance déjà évidente à un premier niveau embryonnaire dans le fait que tout travailleur tend à rompre la monotonie du travail mécanique et à revendiquer sa propre façon d'exercer l'activité de production. Cela signifie que la défense de sa propre humanité consiste à s'opposer à la privation du vrai contenu de toute activité humaine, c'est-à-dire de la transformation consciente du monde naturel (entendue comme tendance profonde de l'homme à se réaliser dans l'objet : ce que Marx a argumenté dans les Manuscrits de 1844.)11

Le conflit de la société de classe ne se traduit pas simplement dans le domaine de la distribution comme exploitation et limitation de la consommation; ce n'est là qu'un aspect du conflit, et non le plus important. Son aspect fondamental est la limitation et en fin de compte la tentative de suppression du rôle humain de l'homme dans le domaine de la production. C'est le fait que l'homme est exproprié du commandement sur sa propre activité, aussi bien individuellement que collectivement.

Parmi les analyses de la sociologie américaine de l'industrie, Castoriadis et les sociaux-barbares (surtout D. Mothé) trouvent les confirmations autorisées et désintéressées de leur propre thèse. En effet, pour le sociologue Elton Mayo aussi, le trait le plus irrationnel de l'organisation capitaliste du travail est lié à l'ignorance de la direction d'entreprise par rapport à la subjectivité productive. C'est cet argument qui permet à Castoriadis de montrer, en plus des autres phénomènes déjà rappelés (surtout la violation presque permanente des règles hiérarchiques de l'appareil bureaucratique), la tendance du prolétariat à la gestion ouvrière. La socialisation solidaire et spontanée des exécutants, qui est crée à un niveau de base pour résoudre les problèmes du travail commun, donne naissance au ''groupe élémentaire'' (celui-ci, aussi, reconnu par la même sociologie de l'industrie), véritable regroupement de production et de lutte, lié par des intérêts, attitudes et objectifs communs, qui motive le travail quotidien des exécutants, privés de toute motivation réelle, ils tendent à revendiquer leur propre condition contre les décisions de l'appareil dirigeant. En d'autres termes, notre philosophe greco-français considère l'organisation informelle de l'usine comme une tendance vers l'autogestion de sa propre activité, en opposition, plus ou moins ouverte et reconnue, avec l'organisation dirigeante formelle, continuellement lancée dans l'imposition d'un schéma d'organisation étranger à la réalité de production des travailleurs et fondé sur le ''postulat moléculaire'' de la parcellisation du processus de travail. Pour cette raison fondamentale, la gestion ouvrière garde sa double caractéristique de point essentiel, quelle que soit l'organisation des forces de production et d'expression de l'autonomie de classe. C'est, simultanément, la condition même du maximum du développement de la productivité et de la liberté des producteurs dans le travail. Comme déjà effleuré, à ce développement critique de la sociologie industrielle contemporaine fera suite l'attention de la revue Socialisme ou Barbarie pour l'évolution des luttes antibureaucratiques des années cinquante. A l'Est comme à l'Ouest : à partir de la révolte de 1953 contre la direction stalinienne à Berlin-est, en passant par les grèves sauvages des ouvriers français, anglais et américains contre la représentation syndicale (expression inédite d'une forme d'autogestion des luttes ouvrières), pour arriver à la confirmation explicite de ses propres thèses anti-staliniennes, concrétisées en ce qu'on appelle la ''source hongroise'', c'est à dire la révolte ouvrière de 1956 (brutalement réprimée par le régime de Moscou) contre la bureaucratie soviétique visant expressément à la suppression des normes du travail et à la gestion ouvrière. Sur la base de cette expérience, Castoriadis élabore une conception positive du socialisme que SouB propose ensuite comme son propre programme révolutionnaire.

Sur le contenu du socialisme I-II-III (1955-57-58) constitue le manifeste politique révolutionnaire du groupe (anticipé en 1952 par l'essai Sur le programme socialiste) où l'on théorise le socialisme comme antithèse rigoureuse du capitalisme bureaucratique instauré en Russie et en Chine : activité d'autogestion consciente et continue de l'entière population des travailleurs pendant la lutte pour la suppression de toute classe particulière et l'instauration d'une socialisation intégrale des fonctions de direction.

Le programme de la révolution socialiste, et l'objectif du prolétariat ne pouvait plus être simplement la suppression de la propriété privée, la nationalisation des moyens de production et la planification, mais la gestion ouvrière de l'économie et du pouvoir[...]le programme de la révolution socialiste ne peut être autre que la gestion ouvrière. Gestion ouvrière du pouvoir, c'est à dire pouvoir des organismes autonomes des masses (Soviets ou Conseils) : gestion ouvrière de l'économie, c'est à dire gestion de la production par les producteurs, organisés aussi dans des organismes de type soviétique.12

Le problème essentiel du socialisme, dont la résolution représente la première tâche de n'importe quel mouvement révolutionnaire, c'est l'instauration du pouvoir directe des êtres humains sur l'objet; ce sont aussi les moyens, les modalités et le rythme du travail (entendu comme activité humaine fondamentale). En particulier, la fin de la hiérarchisation des rôles internes au processus de production et la création de l'égalité des salaires doivent être ses principaux buts de réalisation.

Une fois éliminées les règles, les méthodes et les formes de l'organisation de classe, on pourra libérer les forces de création et d'organisation des masses, grâce à la compréhension de leurs propres institutions sociales et à leur domaine direct. Le dernier stade de la lutte des exploités contre le capitalisme prendra, à la fin, la forme démocratique d'une décentralisation, la plus grande possible, liée à l'économie des collectivités d'entreprise, réunies en conseils autogérés et structurées sur le fond d'une centralisation politique et économique nécessaire pour faire vivre la nation moderne.

Pour y arriver, toutefois, il faut formuler de nouveau le projet socialiste sur la base de l'analyse de l'ensemble de la vie économique, politique et sociale. Pour les sociaux -barbares cette perspective ne peut pas être interprétée comme utopique, mais doit être conçue comme une hypothèse formulée à partir de l'hérédité et de l'actualité des luttes du prolétariat, c'est à dire des éléments embryonnaires d'une nouvelle forme d'organisation sociale, qui posent à tous le problème d'une nouvelle organisation de la société, et représentent le degré le plus élevé de conscience prolétarienne qu'on n'ait jamais développée dans notre histoire par rapport à l'exploitation et à l'aliénation.

Le socialisme sera la suppression de l’aliénation en tant qu'il permettra la reprise perpétuelle, consciente et sans conflits violents, du donné social, en tant qu'il restaurera la domination des hommes sur le produit de leur activité. La société capitaliste est une société aliénée en tant qu'elle est dominée par ses propres créations, en tant que ses transformations ont lieu indépendamment de la volonté et de la conscience des hommes (y compris de la classe dominante), d'après des quasi « lois » exprimant des structures objectives indépendantes de son contrôle [...] le socialisme [...]n'est rien d'autre que cette action autonome elle-même. Autonome : se dirigeant elle-même : consciente d'elle-même, de se buts et de ses moyens.13

Autonomie et aliénation sont déjà en ces premières études le centre du problème révolutionnaire, thème général et capital de l'entière réflexion de Castoriadis. Ce n'est pas au hasard que la distance de la figure de Marx, fondamentale à ce moment-là, commence à se développer à cette période et exactement dans le domaine de l'aliénation. Castoriadis revendique en ces textes sa fidélité à l'idée marxienne d'une action humaine déterminant l'histoire, mais il va bientôt comprendre que, si l'on porte à ses extrêmes conséquences cette position, on sera obligé de mettre en discussion le plan général de l’œuvre du philosophe allemand. S' il a affronté, jusqu'à ce moment-là, beaucoup de questions philosophiques liées à la logique et à la connaissance (en formulant des critiques à Hegel et à Kant), et s'il s'est intéressé à l'état des sciences contemporaines avec une attention particulière à la psychanalyse et au problème de la relation entre individu et système en philosophie14, sur le plan de la philosophie politique, il va consacrer ses énergies à la confrontation avec Marx. En ce moment-là, il ne se limite pas, en tout cas, à revendiquer l'insuffisance des analyses marxiennes face au caractère politique de la lutte de classe.

Ce que Marx anticipait génialement, on peut maintenant l'étudier dans sa réalisation effective- mais non point achevée. Et cette réalisation effective a enrichi le processus d'un élément que Marx ne faisait pas entrer en ligne de compte, de toute façon pas sous la forme sous laquelle il est entré. L'évolution proprement politique du prolétariat. Le prolétariat a crée des formes d'organisation diverses-partis, communes, syndicats, soviets.15

Cette insuffisance se reflète surtout dans l'analyse théorique relative à l'aliénation du travail et dans le travail, et dans l'idée générale d'une technique neutre. Pour Castoriadis, la racine de l'exploitation consiste en l'organisation des rapports de production et, pourtant, même si aliénation et exploitation sont les deux faces du processus de classe, la première est la condition nécessaire pour la deuxième.

L'ouvrier ne peut être exploité, c'est à dire exproprié des fruits de son travail, que dans la mesure où il est exproprié de la direction de ce travail et la lutte contre l'exploitation le place rapidement devant le problème de la gestion, à l'échelle de son atelier toujours, à l'échelle de l'usine et de la société périodiquement.16

En parlant de travail mort en tant que cœur du domaine de l'homme sur l'homme, Marx avait mis la contradiction et l'oppression capitaliste à un niveau trop abstrait et absolu : le pouvoir que le travail mort exerce sur le travail vif concerne le sort de l'homme dans la production (l'évolution inexorable du développement technique pendant le capitalisme), mais pas la production elle-même. Pour Castoriadis la lutte des classes a montré , au contraire, que la force de travail n'est pas déterminable, comme toute autre marchandise, mais elle change la valeur d'usage et la valeur d'échange du processus entier. Pour cela, la même évolution technique ne doit pas être considérée comme neutre, mais incarnée dans les objectifs et dans le sens de la classe qui la développe et s'en sert. En substance, Marx avait conçu la réification ouvrière, la domination complète du travail, comme élément essentiel pour comprendre l'évolution du système économique et social entier, tandis que pour Castoriadis l'incapacité, de chaque autorité séparée, à exercer le pouvoir rationalisant et capitaliste est tout à fait l'expression de la lutte des classes et prouve en quelle mesure réification et développement technique dépendent aussi de cette variable. Si Hegel conçoit la bureaucratie de l’État comme l'expression de l’intérêt général, Marx soutient, en revanche, qu'on ne doit pas attendre de cette classe un rôle révolutionnaire ou une action de transformation de la réalité capitaliste, étant l'expression de la classe au pouvoir. Mais, dans sa critique de l'appareil de l’État, il ne va plus loin. C'est là, probablement, la raison pour laquelle Castoriadis fait appel à Max Weber, sans jamais le citer,17 en essayant d'intégrer les considérations d’Économie et société à l'analyse de classe marxienne, pour rendre compte de la nouveauté propre du capitalisme bureaucratique, en corrigeant implicitement Marx, grâce à Weber, et en critiquant Weber, grâce à Marx. Si, d'après le sociologue, Castoriadis saisit l'identification de la naissance de la bureaucratie moderne au processus de rationalisation capitaliste, en renversant l'évaluation de la rationalité de l'organisation bureaucratique, d'après le philosophe il garde l'évolution dialectique de l'histoire au moyen de la lutte du prolétariat contre le capitalisme, en ces termes dont on a parlé. Comme on le verra après, il reprochera à tous les deux de ne pas avoir saisi le caractère social-historiquement institué de la réalité. Castoriadis et Lefort, cofondateurs de la revue, sont d'accord avec l'identification weberienne et avec la critique de l'extériorité de la rationalité capitaliste, qui fait perdre aux ouvriers le sens de leur propre travail, en détruisant la responsabilité par rapport à la direction des problèmes communs.

Cependant, dans les années de leur militantisme, on avait enregistré des oppositions entre les deux à propos du projet révolutionnaire et de l'interprétation de la classe bureaucratique au pouvoir. Leur division théorique-pratique est évidente en 1958, quand il y a le premier et important moment de crise du groupe. Le nœud problématique est centré sur la perspective de l'organisation et de la relative cohérence révolutionnaire entre moyens et fins.

La position antibureaucratique de Lefort n'admet aucune direction révolutionnaire ; en effet, quand Castoriadis propose, dans la même année, la constitution du parti révolutionnaire, demandée plusieurs fois par les sociaux-barbares et encore envisagée dans leur action, Lefort affirme l'impossibilité de dépasser le modèle léniniste d'organisation révolutionnaire, identifiant le parti avec la participation au pouvoir de l’État, en disant que le nouvel organisme ne devrait pas entrer en concurrence avec les Conseils, mais devrait se donner une organisation flexible, qui soit exactement le contraire d'un grand parti coordonnant l'activité d'un vaste réseau de militants 18

Loin de vouloir bureaucratiser SouB, la proposition de Castoriadis, toutefois, fait appel à la cohérence entre les objectifs révolutionnaires et les modalités de l'autogestion prolétaire, revendiquant la construction d'une place collective et démocratique qui puisse supporter les luttes anticapitalistes. Le ''problème'', posé inéluctablement par la réalité moderne, est la centralisation sociale. On doit, donc, bien considérer, selon son idée, que la bureaucratie est un facteur auquel le mouvement ouvrier devra toujours se rapporter et toute organisation révolutionnaire, qui voudra la dépasser, doit se référer explicitement à la démocratie directe pour définir la forme et le contenu du nouveau parti :

Centralisation signifie que l'ensemble de l'organisation fonctionne en appliquant, dans les matières d’intérêt général, des décisions générales. Elle signifie que chaque militant ou chaque cellule ne définissent pas de façon indépendante leur politique de a à z, mais que les points essentiels de cette politique sont décidés par l'organisation dans son ensemble.

Plus en général, cela signifie :

croire que c'est à la mesure des hommes de créer, à l’échelle de la société et à celle d'une organisation politique, des institutions qu'ils comprennent et qu'ils dominent19

Par la suite, la majorité du groupe reste fidèle aux thèses castoriadisiennes de Prolétariat et Organisation, créant, dans la même année, un nouveau cours pour la construction du parti révolutionnaire. Pour développer ce processus la revue donne le jour, à la fin de 1959, à deux autres organes d'information révolutionnaire : le magazine mensuel Pouvoir Ouvrier et le Bulletin Étudiant, considérés comme des suppléments nécessaires pour engager une lutte globale contre l'étendu système d'exploitation et pour réaliser la liaison entre travail intellectuel et travail manuel, au centre du projet. Pouvoir Ouvrier, qui veut être à la fois l'expression du monde ouvrier et du groupe politique qui dialogue avec celui-ci, est soutenu particulièrement par J.F. Lyotard, entré dans l'organisation sociale-barbare en 1954, qui en fera une revue indépendante, une fois quitté le groupe. SouB est structuré en cellules et est répandu au delà de la ville de Paris, s'organisant dans des réunions nationales (conférences nationales) et réunions plénières.''L'impact du groupe s'élargit quelque peu. Il recrute essentiellement dans le monde étudiant, cherche des ouvertures politiques dans les milieux oppositionnels communistes ou de la Nouvelle gauche et fait enfin de multiples efforts pour s'organiser au niveau national''20 Un autre aspect central du nouveau cours est l'engagement militant contre la guerre d'Algérie, pendant que les préoccupations théoriques et politiques continuent à marquer l'esprit général du groupe, qui s'efforce de sortir du microcosme restreint de l’extrême gauche anti-stalinienne : Castoriadis et Lyotard occupent la scène de cette deuxième phase de la revue, signant la plupart des articles d'analyse générale.

2. Critique du marxisme

A la construction du parti révolutionnaire, grâce à une organisation diffusée et étendue sur le territoire national, expression d'un engagement crucial pour la survivance du projet, se joint, dans la même période, la discussion sur un texte que Castoriadis a fait circuler dans le Bulletin Intérieur n.12 : Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne. Cet essai ouvre une nouvelle phase dans la pensée du greco-français, marquant la fin de l'expérience militante du groupe, qui devra, en effet, affronter, depuis-là, non seulement le difficile effort pour l' agrandissement de l'organisation, mais aussi un travail de théorie politique mettant en question ses propres points de repère. En résumant les nombreuses positions exprimées jusque là, le texte produit une torsion fondamentale par rapport à la lecture perspective de l'opposition ''mouvement ouvrier-capitalisme bureaucratique ''.

2.1 Capitalisme moderne et révolution

Dans cet essai la gestion bureaucratique, forme spécifique de pouvoir des sociétés industrielles avancées, est le résultat d'une tendance idéale de la société capitaliste qui a pénétré dans le tissu entier des activités sociales (toutes les sphères de la vie collective), vecteur essentiel pour la victoire provisoire du capitalisme sur le mouvement ouvrier révolutionnaire. Des secteurs de plus en plus vastes de la vie sociale ont été atteints par le processus de bureaucratisation :

La situation actuelle[...] traduit une victoire du capitalisme : la bureaucratisation des organisations chasse les ouvriers de l'action collective, l'effondrement de l'idéologie traditionnelle et l'absence d'un programme socialiste les empêchent de généraliser leur critique de la production et de la transformer en conception positive d'une nouvelle société, la philosophie de la consommation pénètre le prolétariat21

Loin d’être un libre choix, la consommation est de fait l'expression d'une manipulation silencieuse et violente de la direction d'entreprise, qui oriente l'entière vie commune selon les intérêts et les perspectives typiques de la logique capitaliste.

Le prolétariat cesse d’être une classe pour soi et devient une simple classe en soi, car l'amélioration progressive de sa condition matérielle, par suite de la disparition presque totale du chômage et de l'augmentation des salaires, ont enlevé le caractère subversif aux revendications économiques traditionnellement avancées par ce mouvement La privatisation des individus, équivalent subjectif de la bureaucratisation générale, caractérise, désormais, même cette partie de la société :

Une infime proportion de citoyens s'intéresse à la chose publique. Mais aussi, une infime proportion de syndiqués s'intéresse aux affaires du syndicat; une infime partie des parents d'élèves s'intéresse aux activités des parents d'élèves; une infime minorité des participants à une association quelconque s'intéresse à la gestion et aux affaires de cette association. La privatisation des individus est le trait le plus frappant des sociétés capitalistes modernes.[...]Une société dans laquelle la chose publique, ou plus exactement la chose sociale est vue non seulement comme étrangère ou hostile, mais comme échappant à l'action des hommes; qui renvoie donc les hommes à la vie ''privée'', ou à une ''vie sociale'' dans laquelle la société comme telle n'est pas mise explicitement en question22

Castoriadis, en définitive, souligne que la victoire capitaliste sur le mouvement ouvrier est le fruit d'une crise profonde : la crise de la société entière. Si, à ce point, l'unique source de motivation sociale, non seulement pour la classe ouvrière, est le revenu et la consommation, si les relations interpersonnelles et les groupes sociaux manquent et sont dépouillés de leur contenu, laissant la place aux carcasses bureaucratiques des rapports, si l’élévation du niveau de vie devient une course sans limites derrière le nouveau et le superflu, arrivant à ériger une véritable religion du neuf', si, à la fin, les institutions sociales et politiques montrent progressivement leur agonie à tous les niveaux, alors on ne peut pas s'abstenir d'en tirer cette conclusion. Pendant que l'organisation bureaucratique impose constamment la destruction de la solidarité et de la socialisation positive des ouvriers, en ayant recours à une infinie variété de moyens, parmi lesquels, en premier lieu, l'introduction des différentiations des salaires, qui attribuent des valeurs différentes à des fonctions du processus différentes et les classifient suivant une structure hiérarchique, la société, dans sa totalité, vit l'agonie de ces institutions politiques. Après avoir poussé la population dans sa propre sphère privée avec ce système aliénant d'organisation, celles-ci sont, à leur tour, rejetées par la population même, qui décide de ne pas décider, vis à vis de l'énorme machine sociale (en lui enlevant les investissements positifs et en développant une apathie de fond pour les institutions politiques). Selon Castoriadis tout cela représenterait une condamnation silencieuse et radicale exprimant le sens de la décomposition généralisée des valeurs et des significations : aucune substitution réelle des valeurs traditionnelles ne suit à leur destruction, pour unir la société à l'égard de n'importe quel horizon commun. Les valeurs'' rationnelles '' modernes, souvent évoquées comme connexes au processus capitaliste, vont être, au fur et à mesure, peu considérées ou moins importantes pour la collectivité entière. Une profonde contradiction caractérise cette nouvelle phase : l'atomisation de la vie et la socialisation totale des individus, en tant que résultats des tendances prises en considération, n'épuisent pas le conflit et l'irrationalité propres du modèle capitaliste de production, mais, au contraire, elles en représentent l'extension au niveau social. Sur le plan de la production, la situation est radicalisée, car la destruction de la responsabilité et de l'initiative individuelle est désormais considérée comme totale, à cause du pouvoir de l'organisation parcellaire, qui, non seulement fait des travailleurs des unités séparées, mais en contrôle les méthodes et les gestes les plus élémentaires. Bien que la docilité ouvrière soit payée par des augmentations des salaires et que cette classe ait perdu son propre horizon politique, le conflit social change sa nature sans baisser son intensité, s'exprimant, à la façon des lobbies économiques, avec des revendications partielles, et s'étendant à toutes les sphères sociales, et non plus sur le plan productif en premier lieu.

Cette modification se produit sous le signe de la logique capitaliste, qui a désormais pénétré dans toutes les sphères sociales, en transformant, de fait, la société entière en une immense usine intégrée. L'entrelacement entre organisation, sélection des individus et leur organisation, suit le modèle de l'entreprise dans une situation où la production s'amplifie en construisant un système de consommation, de loisirs, d'éducation et culture, de plus en plus ramifié et général. La solidarité de classe étant brisée par la hiérarchisation et la différentiation des salaires suivant les fonctions, toute tentative d'action collective du bas est systématiquement bloquée. Cependant, dans la société le conflit antibureaucratique s'étend et se lie à l' incapacité de résoudre les problèmes qui naissent au sein du même système. Le capitalisme bureaucratique est, en effet, selon Castoriadis, la première société historique connue jusqu'à nos jours, dont l'organisation est pénétrée par l’insurmontable contradiction de devoir solliciter la participation des salariés au processus de production sans la rendre possible par le fait, sous peine du court circuit hiérarchique : les tentatives de la surmonter aboutissent à des échecs continus, car cette contradiction est à l'intérieur de la logique propre du système (n’importe quel rapport de travail capitaliste en est l'expression).

Cela signifie que la société moderne se présente sous une nouvelle apparence totalitaire, destinée, paradoxalement, à entrer dans un court circuit pour pouvoir fonctionner. L'énorme gaspillage irrationnel du processus productif, la contradiction systématique et les résistances générales du prolétariat et des différents secteurs sociaux, sont les raisons principales de la fin de la cohésion du tissu humain. La crise est, donc, en même temps, le signe de la force et des échecs du capitalisme bureaucratique. La situation contemporaine paradoxale est, en d'autres mots, sa victoire à la Pyrrhus : le pouvoir général qu'il acquiert en cette phase, par rapport à la dégradation irréversible de la classe ouvrière et à l'apathie politique généralisée, est accompagné par le considérable rejet populaire d'un système de plus en plus incapable de répondre aux problèmes dont il est chargé. Partant de cette analyse l'on produit une première et profonde fracture avec l'univers marxiste de référence, critiqué depuis toujours, mais, à présent, pour la première fois, rejeté dans son ensemble. Dans ce texte de Castoriadis le marxisme traditionnel correspond pour la plupart aux thèses avancées par des théoriciens successifs de Marx et il est ainsi résumé :

l'exploitation capitaliste devait faire naitre dans le prolétariat des revendications économiques, dont la satisfaction était impossible dans le cadre du système établi; l'expérience ou la conscience de cette impossibilité devait entraîner les ouvriers à une activité politique visant à faire éclater le système; le mouvement propre de l'économie capitaliste devait produire des crises, des ruptures de l'organisation capitaliste de la société, permettant au prolétariat d'intervenir en masse pour imposer ses solutions.23

Le manque de ce type d'analyse s'impose devant l'insuffisance profonde par laquelle le marxisme cherche à comprendre ces transformations sociales : en particulier il ne reconnaît pas la disparition du mouvement ouvrier en tant que tendance organisée de la contestation permanente et explicite du domaine capitaliste; il ne comprend pas pourquoi la décolonisation ne s'accompagne, en ce moment historique, d'aucun mouvement révolutionnaire de masse, ni de la simple et brutale attestation de la victoire capitaliste dans les pays occidentaux. Mais surtout Castoriadis reproche à ce courant de pensée de ne pas considérer le phénomène profond de la privatisation sociale, tout en se rapportant, encore substantiellement et spécifiquement, aux thèses exposées dans Le Capital : a partir de celui-ci, en effet, on ne peut pas saisir adéquatement le développement du capitalisme, étant donné que la hausse des salaires et le niveau d'occupation prolétarienne du deuxième après-guerre réfutent historiquement quelques-unes des théories centrales de Marx (telles que l'idée de l'augmentation de la composition organique du capital et celle de l'armée de réserve). Dans cette étude Castoriadis propose un type de critique qu'on a déjà considérée : le postulat relatif à la transformation complète de la force de travail en valeur d'usage (en des choses) est réfuté par les faits résultant exactement de la lutte de classe.

Il n'est pas seulement possible de soutenir l'idée que les lois économiques rendent les évènements historiques indépendants de l'action des hommes et des classes, admettant une prévision de leurs motivations économiques, car soutenues par des besoins en fin de compte immuables. Mais - spécifie à ce point Castoriadis - par ces lois on ne pourra, en tout cas, ni clarifier le problème des rapports entre l'action du prolétariat et sa conscience, ni expliquer pourquoi le prolétariat s'est aventuré dans une activité politique dont le but serait celui de la transformation générale de la société. De surcroît, la nouveauté bureaucratique explique que l'économie n'est plus remise aux forces du marché, parce que l'intervention de l’État, facteur de compensation des déséquilibres, absente dans la précédente phase historique, devient centrale et, pour cela, il faut de nouveau considérer théoriquement sa portée historique. Si le marxisme a été avant tout une théorie de la révolution prolétarienne dans les pays au capitalisme avancé, alors il est nécessaire de le mettre radicalement en question pour pouvoir aborder clairement ces questions : en quoi consiste la modernisation du capitalisme? Quel est son lien avec l'apathie politique des masses? Quelles sont les conséquences qui en résultent pour le mouvement révolutionnaire? La nouvelle critique révolutionnaire de la société doit être totalement réorientée pour pouvoir mettre au centre de son programme revendicatif :

le problème essentiel...[ du ]..passage de la lutte de classe du plan de l'entreprise à celui de la société globale,

[tel qui puisse]

dévoiler l'arbitraire et la monstruosité de la hiérarchie dans la production et dans la société, son absence totale de justification, l'énorme gaspillage et les antagonismes qu'elle suscite, l'incapacité totale des dirigeants, les contradictions et l’irrationalité de la gestion bureaucratique de l'entreprise, de l'économie, de l’État, de la société.

[ L'analyse révolutionnaire ]

doit enfin s'élargir à tous les aspects de la vie, dénoncer le délabrement des communautés, la déshumanisation des rapports entre individus, le contenu et les méthodes de l 'éducation capitaliste, la monstruosité des villes modernes, la double oppression imposée aux femmes et aux jeunes 24

Première et vraie rupture avec l'horizon marxiste et commencement de la fin du lien privilégié avec Marx, revendiqué par Castoriadis dès le début de l'expérience social-barbare, pour le groupe Socialisme ou Barbarie le texte signifie la prémisse d'une mutation théorique profonde qui l'oblige à revoir sa propre place historique -politique, à laquelle pas tous sont disposés à renoncer. Quelle devra être, en fait, l'action révolutionnaire à la lumière des considérations précédentes? Quel type de militantisme s'associera à cette nouvelle analyse théorique? Inévitablement une partie de l'organisation, surtout J.F. Lyotard, est durement hostile au texte. Celui-ci, déjà en circulation en 1959, fait sa sortie par épisodes entre 1960 et 1962, révisé (mais substantiellement inaltéré), et seulement après que le même auteur greco français a fait appel aux dispositions statutaires sur le droit d'expression des minorités au sein du groupe. Les deux principales objections, qu'on adresse à Castoriadis, consistent, en premier lieu, en l'idée que le capitalisme moderne puisse stabiliser l'économie et augmenter régulièrement le niveau de la vie de la classe ouvrière et, deuxièmement, en l’idée que l'apathie politique générale soit conjoncturelle et pas structurale, et, en particulier, qu'elle soit l'expression d'une phase régressive, mais temporaire, de la lutte de classe et de la conscience du prolétariat. Mais surtout l'idée de la privatisation sociale, du texte de Cardan, paraît aléatoire. Notamment Lyotard pense :

devoir distinguer d'un coté un moment de recul, une phase de l'Histoire dynamique du prolétariat, et de l'autre la privatisation entendue comme tendance lourde déterminée objectivement par l'évolution du capitalisme.[...]d'une part le prolétariat accumule une expérience et une croissance croissante des objectifs et des méthodes des luttes socialistes, apparaissant ainsi comme le sujet de sa propre histoire ; d'une part, en tant qu'objet, c'est à dire comme force de travail- marchandise et comme partie de la société d'exploitation, il subit les ''solutions'' que le patronat et l’État tentent de donner à leurs problèmes de dirigeants : chômage, accélération des rythmes, réduction du niveau de vie, guerre, etc. C'est en fonction de ces deux variables combinées que se développe l'histoire du prolétariat.25

2.2 Le bilan du marxisme

Quand l’Algérie devient indépendante, en juin 1962, l'attention social-barbare est focalisée sur la nouvelle proposition d'orientation faite par Castoriadis, et la crise souterraine se manifeste clairement. Pour la contester, deux autres textes apparaissent dans la revue : Nos tâches de Vega et Marxisme et théorie révolutionnaire de Lyotard et Souyri- en tant que Anti-tendance- mais se trouvent à la fin en minorité. Si, d'un côté, l'Anti-tendance reproche à Cardan le fait que l'exploitation a été sacrifiée pour privilégier l'aliénation, ne la considérant plus comme problème constitutif du système capitaliste, sur la base d'une identification sans exceptions entre aliénation et caractéristique principale du système, d'un autre côté elle met l'accent sur la difficulté à configurer de nouveau les frontières de classe, partant de l'ensemble des analyses faites dans l'essai. L'idée que '' le projet du capitalisme ne soit pas celui d'exploiter la force de travail, mais celui de transformer aveuglement en des choses tous les hommes, quelle que soit leur activité ''26, pour l'Anti-tendance n'est acceptable d' aucun point de vue.

La crise aboutit dans la rupture et dans la division du groupe. Comme déjà dit, une partie, guidée par Lyotard, prend la gestion de Pouvoir Ouvrier, tandis que l'autre reste fidèle aux thèses de Castoriadis qui, entre temps, a publié un autre texte, Ce que signifie le Socialisme, où il trace un pont entre les thèses soutenues dans les trois essais constituant Sur le contenu du Socialisme et sa nouvelle analyse tant contestée27. A la fin Recommencer la révolution, essai diffusé en mars 1963 et publié en janvier 1964, représente le dernier document de ce parcours et, en même temps, la nouvelle ligne social-barbare. La fin du ''marxisme classique'' et du mouvement ouvrier sont au centre d'une réflexion qui vise à élaborer des éléments révolutionnaires sur le fond du problème général de l'orientation de la vie sur des bases socialistes. Le travail et la liberté caractérisent les noyaux essentiels de l'organisme révolutionnaire et de sa nature politique d'opposition au capitalisme bureaucratique et de consommation.

La bureaucratisation de la société pose explicitement le problème social comme un problème de gestion de la société. Gestion par qui, pour quels objectifs, avec quels moyens ? […] La crise de la culture et des valeurs traditionnelles pose de plus en plus aux individus le problème de l'orientation de leur vie concrète, aussi bien dans le travail que dans toutes ses autres manifestations (rapports avec la femme, avec les enfants, avec d'autres groupes sociaux, avec la localité, avec telle ou telle activité ''désintéressée''), de ses modalités mais aussi finalement de son sens 28

Avec cette nouvelle position sur la révolution dans la société contemporaine, deux évènements personnels accompagnent la fin du lien privilégié avec Marx, constituant aussi une probable raison de la fin de l'expérience de Socialisme ou Barbarie : d'une part, un traitement de psychanalyse lacanienne, commencé par Castoriadis en 1960, et, de l'autre, sa participation, dès 1963, aux rencontres du CRESP (Cercle de recherche et d'élaboration sociale et politique, déjà Centre Saint Juste) sur l'invitation de Lefort, qui l'animait à cette période-là.

Si l'analyse personnelle lui ouvre les portes pour la connaissance de Freud et de la psychanalyse, la participation au club parisien lui impose de se confronter avec les discussions politiques, affrontant des questions intellectuelles plus générales, dont la nature est parfois plus académique. Pour la première fois il décide de participer à des rencontres où la réflexion n'est pas directement liée à une perspective militante, prenant contact avec d'autres penseurs, comme Edgar Morin, envers lesquels il éprouvera, de plus en plus, du respect et de l’intérêt, liés sûrement à une approche interdisciplinaire de portée philosophique.

Entre avril 1964 et juin 1965 notre philosophe fait sortir, sur les derniers cinq numéros de la revue, trois essais qui vont constituer la première partie de l'Institution imaginaire de la société, œuvre centrale et mûre du nouveau cours castoriadisien, publiée dix ans après. Ces essais représentent la synthèse et l'évolution des théories élaborées jusque-là par Castoriadis, désormais clairement déterminé à créer de nouvelles bases pour l'action révolutionnaire, cohérentes avec l'expérience militante social-barbare, avec l'ouverture théorique faite à partir de sa critique du marxisme et de Marx, et, en fin, avec son élaboration philosophique personnelle. Ses propositions orientent la perspective commune du groupe qui, pourtant, dans ce cas, ne peut pas, ou ne réussit pas à suivre, jusqu'au bout, les argumentations qui sont à la base de la rupture avec Marx; signe évident, celui-ci, que tout ce que Castoriadis a déclenché est une recherche philosophique ambitieuse, dans laquelle, seulement lui, aurait pu s'engager, car nécessairement liée à une étude dissociée de l'organisation politique, prévoyant non seulement une profonde connaissance générale, mais aussi un particulier savoir philosophique.

Dans Le marxisme : bilan provisoire le philosophe greco-français rend compte des raisons principales qui l’empêchent de retrouver, dans la pensée de Marx et surtout dans le marxisme, le point de repère révolutionnaire du groupe jusqu'à ce moment-là. La théorie économique et la conception matérialiste de l'histoire constituent la base essentielle, désormais intenable, de l’œuvre de Marx, ainsi que le centre de réflexion qui a inspiré les successives théorisations et pratiques marxistes. Comme on a déjà dit, l'expérience social-barbare a remarqué que la limite fondamentale de ce philosophe est de ne pas avoir saisi le caractère politique de la lutte de classe. Castoriadis pousse en profondeur sa critique : l'incapacité théorique de Marx est étendue à sa conception de l'histoire. Si Marx a été lui-même le premier à dénoncer la fausseté d'un sujet théorique pur - produisant une connaissance pure de l'histoire, du moment qu'il a affirmé que sa propre théorie est le point de vue d'une classe (le prolétariat révolutionnaire), en soulevant, pour la première fois, le problème appelé ensuite, par les anthropologues culturels, socio-centrisme - il n'a pas toutefois su amener à ses extrêmes conséquences cette vérité, en méconnaissant le sens fondamental de l'expérience historique. Dans l'anthropologie on trouve la confirmation, selon Castoriadis, que, si l'on projette rétroactivement sur les sociétés du passé les valeurs et les catégories valables pour l'analyse des sociétés capitalistes développées, on fait une erreur de perspective. Le paradoxe qui étreint Marx est, pourtant, celui de ne pas avoir réfléchi suffisamment à la relativité du savoir historique, bien qu'il en fût conscient, en projetant sur l'ensemble de l'histoire humaine des catégories particulières nées de la révolution bourgeoise. Pour Castoriadis aucune théorie ne peut être comprise, qu ' à partir de la pratique historique et sociale, à laquelle elle correspond et de laquelle elle est le prolongement; pour cela penser à l'histoire signifie le faire en fonction des catégories de sa propre époque et de sa propre société (considérées comme le produit de l'évolution historique) et en fonction d'une intention pratique ou d'un projet (en tant que partie intégrale de l'histoire). Donc c'est Marx -lui même- qui trace le parcours qui conduit à la critique de son œuvre : si le sens d'une théorie ne peut pas être compris indépendamment de la pratique historique et sociale, à laquelle elle correspond, dans laquelle elle se prolonge, ou qui lui sert comme couverture, alors le postulat de fond soutenant les théorisations du Capital (c'est à dire l'idée d'une réification totale de la force de travail par le système productif) doit être considéré étranger à la tradition prolétaire et proche de la position mécaniste et positiviste qu'on trouve dans la culture bourgeoise. Et sa conséquence n'est pas seulement l'invalidation de son analyse économique, mais le fait que, sans conscience de tout cela, il est impossible de comprendre vraiment les changements historiques et renouveler ses propres catégories conceptuelles :

les divers aspects ou secteurs de l'activité sociale ne s' « autonomisent »[...] que dans un certain type de société et en fonction d'un degré de développement historique. Mais s'il en est ainsi, il est impossible de donner une fois pour toutes un modèle de relations ou de «déterminations» valable pour toute société. Les points d'attache de ces relations sont fluants, le mouvement de l'histoire reconstitue et redéploie d'une façon chaque fois différente les structures sociales […]29

Pour cette raison la conscience historique est immédiatement la condition logique de la connaissance et de la transformation de l'histoire et de la société. Ce n'est pas au hasard que le changement du tableau historique marxien est enraciné dans la conception renouvelée du contenu du socialisme et celui-ci devient un thème au moment où la fin du prolétariat, en tant que classe révolutionnaire, et la victoire du capitalisme bureaucratique, sont considérées comme un fait historique explicite. Si l'on entend le Socialisme comme autonomie prolétaire et la Barbarie comme capitalisme bureaucratique, cela veut dire qu'on lit l'histoire et la société sous la perspective de l'activité autonome des masses, en tant que processus créatif dans lequel on reconnaît des moments essentiels, soutenus par le non- casuel, la signification et l’imprévu. A partir de cette position, Castoriadis soutient que les variables centrales et inamovibles supportant la théorie économique marxienne sont indéterminées : la nature et le rythme du progrès technique et le taux d'exploitation ne peuvent pas être déduits scientifiquement. La technique n'est pas du tout, comme Marx l'entendait, un facteur neutre de l'évolution historique, car, en réalité, elle est indissolublement liée à ses finalités de base et aux moyens adaptés pour les réaliser. L'économie n'est pas un mécanisme qui donne à la société ses propres lois objectives (soutenues par le postulat erroné de la réification totale des êtres humains), de même que la technique n'est pas une dimension qu'on peut isoler du reste de la société en lui donnant un sens univoque et la rendant le facteur principal déterminant les activités humaines (une sorte de moteur premier de l'histoire), comme les différentes sociétés et cultures archaïques et historiques, qui se sont appropriées une même base technique, l'ont clairement montré. En outre, Castoriadis critique le postulat de l'économisme, qui est à la base de la théorie du matérialisme historique : cette théorie présuppose un type invariable de motivation fondamentale, celle économique, qui permet de voir les sociétés comme des collectivités visant, consciemment ou inconsciemment, tout de suite et avant tout, à l'accroissement de leur propre production et de la consommation. La critique de l'économie politique classique conduit Marx à affirmer que la marchandise, l'usage de laquelle crée valeur, est la force de travail et que le taux de la plus-value obtenu est l'expression exacte du degré d'exploitation du travailleur par le capitaliste. Progressivement abandonnée, pour céder le pas à l'élaboration d'une théorie scientifique de l'économie capitaliste, l'idée du travail en tant que libre développement des forces productives, dans un premier temps considérée comme un moyen heuristique capable de déterminer la transformation des conditions historiques de l'être humain, devient ensuite une caractéristique intrinsèque de l'expansion des forces productives, loi dernière de l'histoire. De plus, comme on l'a déjà vu, d'autres lois, dont Marx parle, se sont révélées trompeuses dans le temps. Par exemple, l'accroissement incessant de la composition organique du capital, d'importance fondamentale pour l'évolution économique productive, n'a pas abouti à l'augmentation à long terme du chômage et de l'armée industrielle de réserve. La critique du capitalisme, élaborée dans Le capital, permet de soutenir, paradoxalement, que le processus historique doit être jugé et attaqué parce qu'il n'en résulte pas un développement adéquat des forces productives. Le deuxième paradoxe de la théorie marxiste de l'histoire vient du fait qu'elle est précisément une théorie de l'histoire : toute théorie de l'histoire, en tant que telle, trouve son propre paradoxe dans le fait que chaque civilisation, et chaque époque, si on la voit comme particulièrement dominée par sa propre vision du monde, arrive à évoquer et dévoiler, grâce aux époques et aux civilisations qui l'ont précédée, ou auxquelles elle est rattachée, des significations nouvelles. En substance, la vérité de toute société est dans l'histoire et, pour cela, elle arrive à être vérité avec bien d'autres vérités.

Bref, le déterminisme économique est associé, chez Marx, à une philosophie de l'histoire, elle aussi, essentiellement déterministe : Castoriadis rejette le déterminisme et le rationalisme, en tant que tels :

C'est l'invention d'un autre inconscient derrière l'inconscient, d'un inconscient de l'inconscient, qui serait, lui, à la fois ''objectif '' (puisque totalement indépendant de l'histoire des sujets et de leur action) et ''rationnel'' (puisque constamment orienté vers une fin définissable et même mesurable, la fin économique).30

Au niveau philosophique notre penseur trouve que la dialectique marxienne a les mêmes fondements que l' hégélienne : les deux expriment une vérité, sans ambiguïté et sans résidus, telle qui ne permet aucune révision d'elle-même. Si la forme dialectique correspond à la forme par laquelle se manifeste la réalité des relations entre les parties de la totalité humaine, le rationalisme, caractéristique centrale de la philosophie de Marx, présume que la totalité de l'expérience est exhaustivement réductible à des déterminations rationnelles; Marx arrive à un point mort dans l'aphorisme fondamental de Hegel «le réel est rationnel», développant un rationalisme objectiviste qui soutient la présence d'une raison immanente aux choses, laquelle, à la fin, produit une société conforme à notre raison en soumettant à sa propre logique le présent et le futur de l'humanité.

Comme disait le vieil Hegel, il y a une raison au travail dans l'histoire, garantissant que l'histoire passée est compréhensible, que l'histoire à venir est souhaitable et et que la nécessité apparemment aveugle des faits est secrètement agencée pour accoucher du bien31

La même idée marxienne de praxis se ressent lourdement du tableau métaphysique hégélien de référence. Au delà du déterminisme technique-économique, Castoriadis, donc, renie le finalisme théologique qui transforme l'évolution de l'histoire en ''dialectique des forces productives'', prétendant réduire intégralement le niveau des significations à celui des causes (significations qui seraient soutenues et poussées par une logique précise). La contradiction fondamentale de la société capitaliste, pour cela, ne peut plus résider dans l'opposition éternelle, ou éternellement pareille, entre une technique (ou des forces productives qui auraient leur propre activité) et le reste des relations sociales de la vie humaine, mais, comme déjà exposé, dans la matérialisation de la lutte des hommes contre la réification produite par le capitalisme. Les erreurs présentes dans l'horizon philosophique et dans la théorie économique, synthétisées par la théorie marxienne de l'histoire, n'ont pas permis au marxisme même de percevoir ce processus d’idéologisation qui l'a fait devenir une théorie morte dans les pays au delà du rideau de fer.

Il est clair qu'en analysant le destin historique du marxisme, nous n'en ''imputons'' pas, en un sens moral quelconque, la responsabilité à Marx. C'est le marxisme lui-même, dans le meilleur de son esprit, dans sa dénonciation impitoyable des phrases creuses et des idéologies, dans son exigence d'autocritique permanente, qui nous oblige à nous pencher sur son sort réel.32

La réalité historique condamne le marxisme à être idéologie morte et un moyen doctrinaire d'oppression parce qu'il pense posséder le sens et la direction du développement historique sans tenir compte de l'action autonome des masses. Non seulement il ne permet plus de comprendre ou de transformer l'histoire qu'on vit, mais il joue un rôle idéologique actif et explicite, à partir de l'idée que Marx, lui même, avait de l'idéologie :

un ensemble d'idées qui se rapporte à une réalité non pas pour l'éclairer et la transformer, mais pour la voiler et la justifier dans l'imaginaire, qui permet aux gens de dire une chose et d'en faire une autre, de paraître autres qu'ils ne sont.33

Pour Castoriadis le marxisme n'aurait pu continuer à vivre qu'en respectant son propre contenu profond, la relation entre théorie et praxis : à condition de renouveler continuellement la relation entre la compréhension de la réalité en transformation et la pratique, qui, à son tour, changerait celui-ci.Pareillement, Marx avait clairement précisé le caractère socio-historique de toute théorie qui imposerait d'orienter la relation entre théorie et praxis vers la compréhension de la pratique historique et sociale à laquelle elle est liée. Néanmoins, il ne s'est pas limité à tâcher de produire une analyse critique de la réalité, mais il a eu la prétention d'avoir déterminé les tendances fondamentales de la même évolution historique. Cette prétention théorique de posséder la clef de la compréhension exacte de l'ordre social et de son évolution se transforme immédiatement dans la prétention philosophique de dominer la politique moyennant le savoir spéculatif. L'erreur du marxisme est celle d’être resté, en dernier ressort, une théorie spéculative, à mi-chemin entre une métaphysique cachée et une ''science positive'' visant à rendre la pratique socio-politique en une technique guidée du savoir théorique, plutôt qu' en une praxis sociale révolutionnaire où la théorie et la pratique sont strictement enchainées à jamais.

Castoriadis revendique, de toutes ses forces, la condition logique de la connaissance historique, la seule à permettre aux êtres humains (dans ce cas, êtres historiques) d'avoir une expérience de l'histoire. Selon lui, pour penser à l'histoire on doit : 1) penser nécessairement l'histoire en fonction des catégories de sa propre époque et de sa propre société (catégories comme produit de l'évolution historique); 2) penser l'histoire en fonction d'une interaction pratique ou d'un projet (étant une partie même de l'histoire).

Il est certain que la conscience humaine comme agent transformateur et créateur dans l'histoire est essentiellement une conscience pratique, une raison opérante active, beaucoup plus qu'une réflexion théorique, à laquelle la pratique serait annexée comme le corollaire d'un raisonnement, et dont elle ne ferait que matérialiser les conséquences. Mais cette pratique n'est pas exclusivement une modification du monde matériel, elle est tout autant et encore plus modification des conduites des hommes et de leurs rapports 34

Malgré ces critiques radicales, Castoriadis continue à reconnaître à la philosophie de Marx, aussi bien qu'au marxisme, des caractéristiques positives. Celle d'avoir imposé l'exigence nouvelle de résoudre le problème de l'organisation de la société; celle d'avoir été un mouvement autonome, qui a tenté de transformer consciemment la société grâce à l'activité autonome des hommes ; celle d'avoir développé l'idée centrale du dépassement de l'aliénation et les idées d'abolition des classes et d'élimination de la division du travail. Mais, pour ce qui concerne Marx, Castoriadis gardera, comme on peut le déduire d'après quelques-uns de ses traités successifs, une attitude à la fois critique et de la reconnaissance. Notamment, dans l'essai suivant il souligne déjà la double portée de l’œuvre de Marx, c'est à dire la dialectique (qui ne doit pas être abandonnée, mais transformée) et l'élément révolutionnaire :

Elle (la dialectique -n. de l'auteur) doit écarter l'illusion rationaliste, accepter sérieusement l'idée qu'il y a de l'infini et de l'indéfini, admettre, sans pour autant renoncer au travail, que toute détermination rationnelle laisse un résidu non déterminé et non rationnel [...]Ce n'est qu'à cette condition qu'une dialectique peut vraiment envisager l'histoire vivante, que la dialectique rationaliste est obligée de tuer pour pouvoir la coucher sur les paillasses de ses laboratoires.[...]L'élément révolutionnaire éclate dans les œuvres de jeunesse de Marx, apparaît encore de temps en temps dans ses œuvres de maturité, réapparait parfois dans celles des plus grands marxistes- Rosa Luxemburg, Lénine, Trotski-, resurgit une dernière fois chez G. Lucàcs. Son apparition représente une torsion essentielle dans l'histoire de l'humanité. C'est lui qui veut détrôner la philosophie spéculative en proclamant qu'il ne s'agit plus d'interpréter, mais de transformer le monde, et qu'il faut dépasser la philosophie en la réalisant. C'est lui qui refuse de se donner d'avance la solution du problème de l' histoire et une dialectique achevée, et affirme que le communisme n'est pas un état idéal vers lequel s'achemine la société, mais le mouvement réel qui supprime l'état de choses existant;[...]35

Le marxisme : bilan provisoire peut être considéré comme une ''pars destruens'' à laquelle Castoriadis adjoint une ''pars construens'' appelée Théorie et projet révolutionnaire : les deux forment une synthèse de l'entier parcours social-barbare, tout en étant l'expression de la nouvelle recherche révolutionnaire et philosophique.

2.3 Théorie et projet révolutionnaire

C'est un texte important où les mots clefs de sa nouvelle philosophie émergent pour la première fois : le social-historique et le couple institué-instituant. Sa fin implicite est celle de clarifier les conditions de possibilité de la révolution et le sens de la transformation de celle-ci, dirigé sur la compréhension et la transformation de la réalité, en partant de l'éclaircissement des prémisses centrales : celles-ci sont, d'un côté, la suprématie de la raison pratique par rapport à l'approche spéculative - et (d'une façon ou d'une autre) théorique, propre d'un type de philosophie - et, d' un autre côté, l'analyse sociale centrée sur le couple aliénation-autonomie, considéré désormais explicitement essentiel pour le projet révolutionnaire. Pour tout dire, ce texte inaugure l'édification d'un texte philosophique original qui fait ses premiers pas partant d'une réflexion sur le rôle même de la théorie :

On pose les questions et puis la''question''. Et l'on veut une réponse. A' ce moment-là l'homme n'a plus seulement le projet de vivre ou de faire : Il conçoit le projet de comprendre et d’interpréter, dans une ''connexion rigoureuse'' (whatever that might mean), [...]A' partir de ce moment commence l'aventure théorique- dont il faut examiner les divers types historiques progressifs : ceux-ci présentent un changement considérable de la version platonicienne (théorie -propédeutique) à la version aristotélique-scolastique (la théorie signifie la possession de la vérité, statique-malgré les indentations de l'irrationnel chrétien), à la version Renaissance (Bruno, par exemple) – et depuis, jusqu'à ce jour. [...]Sur quoi est finalement ''fondé en raison'' le projet théorique? Que la théorie est elle-même projet : non seulement projet d'élucidation (ou d'explicitation universalisante), mais projet qui ne prend son sens qu'en liaison avec des attitudes qui dépassent de loin le théorique. Bien entendu, le rapport est circulaire, cette demande de compréhensibilité n'est ''raisonnable''que pour autant qu'on se place sur un terrain théorique.Mais elle est inévitable, et cela montre que la théorie elle-même renvoie à la fois à elle-même et à autre chose qu'elle-même; non seulement il n'y a que théorie que, aussi, de ce qui n'est pas théorie, mais la théorie vient de ce qui n'est pas théorie.36

Le monde historique est le monde du faire humain et le savoir et le faire tissent partout une relation circulaire, sauf dans les activités techniques, soutenues par un savoir presque totalement exhaustif de son propre domaine, et dans l'activité purement reflétée, inconsciente, liée au fonctionnement biologique.

Si l'humanité a vécu pendant des millénaires sans théorie, on ne peut pas dire la même chose du faire. Le faire est un ''penser et comprendre'' qui se développe dans l'action pratique, il devient évident dans les activités humaines qui se mesurent avec celui-ci, telles que la pédagogie et la médecine, dont l'expression est une forme, ou mieux, une activité consciente qui ne peut garantir rationnellement ni ses fondements, ni ses résultats. Il est, pour Castoriadis, le mode propre par lequel l’être humain fonde l'histoire. L'action humaine, réelle (passé-histoire) ou possible (à venir-praxis) est la condition de possibilité de soi-même et est la seule qui constitue l'objet de l'expérience, où il n'y a pas une raison transcendantale ou immanente : il n'y a qu'une action ou une activité constituant le sujet, qui est constamment en transformation de soi et du monde. Le mode spécifique du faire est la praxis, un faire dans lequel l'autre (ou les autres) est envisagé en tant qu’être autonome et considéré comme l'agent essentiel du développement de sa propre autonomie. Le à faire de la praxis est précisément le développement de l'autonomie, car il s'appuie sur un savoir toujours fragmentaire ou provisoire, où le sujet est, lui- même, constamment transformé à partir de cette même expérience. Pour pouvoir s'épanouir, toutefois, la praxis doit prendre en considération la seule totalité dans sa complexité. L'acquisition de l'expérience, en effet, a toujours besoin d’être reprise dans la complexe actualité vivante; et ce n'est pas au hasard que son objet est la nouveauté, propre au réel.

On pourrait dire que pour la praxis l'autonomie de l'autres ou des autre est à la fois la fin et le moyen; la praxis est ce qui vise le développement de l'autonomie comme fin et utilise à cette fin l'autonomie comme moyen.[...] Il va de soi qu'il en résulte une modification continue, dans le fond et dans la forme, du rapport entre un sujet et un objet qui ne peuvent pas être définis une fois pour toutes.37

L'élément constitutif de la praxis est le projet même, intention d'une transformation de l'existant, qui prend en considération les conditions réelles et anime une activité guidée vers la transformation du sens de sa représentation : praxis déterminée, considérée dans ses liens avec le réel, concrétisée par la définition de ses fins continues. La politique est la figure fragmentée et transitoire du projet; elle prend la forme du programme : concrétisation provisoire des objectifs du plan sur des points considérés essentiels dans les circonstances où l'on se trouve à agir. La politique révolutionnaire est une praxis qui a pour objet l'organisation et l'orientation de la société en vue de l'autonomie de tous :une praxis historique, consciente de son action de se projeter dans le futur en tant que mouvement ouvert vers l'inconnu, qui affronte le problème de l'organisation de la société. Contre le fantôme de la ''théorie totale'', on comprend la théorie, en tant que faire, comme une tentative toujours incertaine par rapport à sa propre origine, sa propre portée et son propre destin.

Il est donc absurde de vouloir fonder le projet révolutionnaire sur une théorie complète, ou sur un savoir préliminaire, parce que, pour être tel, ce projet ne peut qu’être soutenu par une élucidation et une transformation du réel, en tant que rapport entre compréhension et transformation, intrinsèquement en mouvement, qui reconnaît et fait naître un nouveau savoir. En conséquence, la politique révolutionnaire consiste à reconnaître et expliciter les problèmes de la société en tant que totalité, pour les traiter d'une manière active, montrant que seulement le projet révolutionnaire pourrait permettre à la société d'affronter ses propres problèmes, au lieu de continuer à exclure la plupart des gens de leur solution. Choisissant le projet révolutionnaire comme point archimédien d’interprétation, et partant de cette base théorique, où la condition de l'action est donnée par l'entrelacement de ce qui est estimé rationnel et irrationnel, le philosophe greco- français examine la portée sociale et celle subjective du projet révolutionnaire. La logique de ce projet trouve sa racine exactement dans la crise sociale née au sein du capitalisme bureaucratique, étant, celui-ci, soutenu par la diffusion de la motivation et de l'obligation de type économique, aussi bien que par l’extension simultanée de la production et de la satisfaction des besoins collectifs, réalisée grâce à la création artificielle de nouveaux besoins; mais étant, quand même, assuré par la manipulation des consommateurs et favorisé par l'augmentation des symboles de statut et de rang, liés non seulement au niveau de consommation mais aussi au maintien d'emplois parasitaires. Ce nouveau système de domaine n'offre aucune solution au fait que les règles sociales n'aient plus un écho qui les justifie dans la conscience des gens, ou que la contestation soit devenue permanente; en outre, comme on l'a déjà remarqué plusieurs fois, il est recouvert par la contradiction interne à l'organisation du travail, structurée en dirigeant et exécutants. Mais, surtout, le domaine capitaliste n'est pas capable de répondre à une crise contemporaine spécifique et qualitativement unique : crise de la famille, diffusion des phénomènes d'inadaptation (névrose) et question des valeurs.

Actuellement les règles et leurs sanctions sont presque exclusivement juridiques et les formations inconscientes ne correspondent plus à des règles, au sens sociologique, soit que, comme certains psychanalystes l'on dit, le sur-moi subisse un affaiblissement considérable, soit que la composante (et donc la fonction) proprement sociale du sur-moi s'effrite dans la pulvérisation et le mélange des situations et des ''types de personnalité'' qui croissent dans la société moderne.[...] La vie d'une société ne peut se fonder seulement sur un réseau d'interdits, d'injonctions négatives.38

Néanmoins, Castoriadis estime qu'on peut lire, dans la crise moderne de l'entreprise capitaliste et de la politique d'un côté, et dans l'apparition de la psychanalyse de l'autre côté, un discours que la société contemporaine tient sur soi-même, à fin de résoudre l'impasse générale.

Nous déchiffrons, ou croyons déchiffrer, dans l'histoire effective une signification- la possibilité et la demande d'autonomie : [...]Si nous affirmons la tendance de la société contemporaine vers l'autonomie, si nous voulons travailler à sa réalisation, c'est que nous affirmons l'autonomie comme mode d’être de l'homme, que nous la valorisons, nous y reconnaissons notre aspiration essentielle et une aspiration qui dépasse les singularités de notre constitution personnelle, la seule qui soit publiquement défendable dans la lucidité et la cohérence.39

Dans ce texte l'autonomie n'est pas seulement une valeur à affirmer, mais elle est aussi un destin de l’être humain et l'expression d'un désir individuel qui refuse la condition générale d'aliénation.

Je désire, et je demande, que tout d'abord mon travail ait un sens, que je puisse approuver ce qu'il sert et la manière dont il est fait, qu'il me permette de m'y dépenser vraiment et de faire usage de mes facultés autant que de m'enrichir et de me développer. Et je dis que c'est possible, avec une autre organisation de la société, pour moi et pour tous.[...] Je désire pouvoir rencontrer autrui comme un être pareil à moi et absolument différent, [...]Je désire qu'autrui soit libre, car ma liberté commence là où commence la liberté de l'autre...40

J. Lacan à ce moment-là représente un point de repère et de réflexion importante pour Castoriadis. L'inconscient lacanien est structuré linguistiquement et est inaccessible au travail de la conscience. Le symbolique est le lieu de l'inconscient impersonnel, où les symboles linguistiques sociaux, dépourvus de leur signification, vivent, jusqu’à ce qu'ils s'incarnent dans la personne qui les exprime. Le symbolique est la dimension de l'Autre, irréductible à notre savoir. Le discours de l'Autre castoriadisien commence par cette considération, s'appuyant, au même temps, sur l'idée du Ça (le Soi) de Geog Walther Groddeck (médecin et psychanalyste allemand, fondateur de la médecine psychosomatique moderne, 1866-1934), qui l’envisage comme la représentation de l'inconscient au sens plus large possible. Grâce à la psychanalyse, le sens de l'autonomie individuelle devient, à ce point, clair : à la maxime freudienne «  Où Ça (le Soi) était, le Je (le Moi) doit advenir », relative au processus où le Je prend la place des forces obscures qui nous dominent, Castoriadis adjoint une devise empruntée de la leçon lacanienne sur l'inconscient :  «  Où Je suis, Ça doit surgir ». L’hétéronomie du sujet est la domination, exercée sur celui-ci, d’un imaginaire désormais devenu autonome, qui s'est arrogé la fonction de définir, pour le sujet même, soit la réalité, soit son propre désir. Dominé par ce ''discours de l'Autre'', le sujet se prend pour ce qu'il n'est pas, et toute chose subit un déguisement tel quel. L'autonomie individuelle est l'affirmation de son propre discours, qui a nié le discours de l'Autre puisque le sujet en a explicité l'origine et le sens, en rapportant ce sens à tout ce qu'il a formé comme sa propre vérité. En d'autres mots, elle n'est pas une prise de conscience qu'on effectue une fois pour toutes, mais l'instauration d'un autre rapport entre conscient et inconscient.

Le désir, les pulsions-qu'il s'agisse d’Éros ou de Thanatos- c'est moi aussi, et il s'agit de les amener non seulement à la conscience, mais à l'expression et à l'existence. Un sujet autonome est celui qui se sait fondé à conclure; cela est bien vrai : et cela est bien mon désir.

Mais il est toujours vrai que

La vérité propre du sujet est toujours participation à une vérité qui le dépasse, qui s'enracine et l'enracine finalement dans la société et dans l'histoire, lors même que le sujet réalise son autonomie.41

Cela signifie que toute autonomie acquise au niveau individuel doit trouver un équivalent social. Si la praxis est possible seulement pour un sujet qui a réalisé cette autonomie individuelle, il est toutefois nécessaire aussi que l'on développe des institutions qui la soutiennent. En d'autres termes, on ne peut pas vouloir l'autonomie sans la vouloir pour tous et sa réalisation passe pour une entreprise collective. Ainsi l'aliénation est substantiellement un phénomène social, qui trouve ses propres conditions au delà de l'inconscient individuel et du rapport intersubjectif. Les structures sociales incarnent une aliénation instituée, relative soit aux contenus spécifiques de la société capitaliste (structure de classe et pouvoir d'une catégorie sociale déterminée et de l'économie correspondante), soit à une aliénation propre à toutes les sociétés : ''l’automatisation'' de l'institution en vigueur (car elle acquiert une inertie et une logique spécifique d’auto-conservation). L’hétéronomie se manifeste comme l'ensemble des conditions de privation et d' oppression, une structure solidifiée globale, matérielle et institutionnelle, de pouvoir. Pour cela une action collective devra considérer cette vérité sans tomber dans la double erreur de croire qu'il est possible d'avoir une société intégralement coïncidant avec les institutions, ou, au contraire, qu'il peut exister une société sans institutions. Mais la liberté et l'aliénation sont possibles, exactement pour la raison qu'il y aura toujours une distance entre société instituante et société instituée. La créativité de la dimension sociale historique, propre à toute société, dimension du collectif anonyme, nous pose sur un terrain dans lequel l'exclusion et la participation à la collectivité sont la condition commune pour développer une action libre quelconque et, surtout, la praxis révolutionnaire. Ce processus dépasse aussi bien l’indifférence sociale que la pleine illusion de pouvoir récupérer complètement le sens de l'existence -deux aspects d'une idéologie, entendue comme rejet de l'existant - au nom d'un désir polarisé par un mirage-, qui n'accepte ni l'inertie, ni les limites, ni la limitation, ni le manque du monde. L'autonomie collective devrait atteindre une orientation commune différente à partir de cette praxis, en résolvant les problèmes qu'une société aliénée ne réussit pas à affronter, se réalisant seulement si elle est capable de créer - à long terme- un type de personnalité humaine, d'économie, d'organisation institutionnelle, de pouvoir, d’éducation, etc.., cohérent avec elle-même.

2.4 Institution et Imaginaire

La nécessité de comprendre à fond la dimension collective de l'aliénation conduit notre philosophe à ébaucher sa première proposition philosophique globale sur la société à partir d'une perspective qui n'est plus marxienne. A la base de son horizon philosophique naissant, il y a, à ce moment-là, l'union entre les approches marxienne et aristotélicienne, c'est à dire le fait de considérer philosophie et histoire comme difficilement séparables.

Ce qu'on appelle«vérité»ne peut être conçu autrement que comme le mouvement interrompu à travers les diverses couches du «réel». [...]le fait qu'elles ne sont possibles et concevables, chaque fois, que corrélativement à des couches de la subjectivité […] et aussi le fait qu'entre ces couches de subjectivité il y a le même rapport de feuilletage qu'entre les couches de l'objectivité, «quelque chose comme» un moment transcendant de la subjectivité qui les traverse toutes[...] font qu'en réalité on ne peut plus parler séparément de science et philosophie, puisque dans chaque portion du discours scientifique, le moment épistémologique est présent et fait partie du discours dont il s'agit (comme composante à expliciter), et que ce moment épistémologique pose immédiatement la question du rapport de la subjectivité à l'objectivité et au monde.42

 

L’institution et l'imaginaire : premier abord. Dans cet essai Castoriadis dirige une critique contre les positions des plus importants représentants de l'anthropologie fonctionnaliste, Maninowski et Raddcliffe-Brown, en ébauchant une première théorie de l'imaginaire par laquelle il jette les bases pour une compréhension du monde capable d'éclaircir le phénomène de l'aliénation et la possibilité de la dépasser. Les sociétés aliénées ne possédant pas une structure de classe, Castoriadis est poussé à interpeller la tradition fonctionnaliste, au sein de laquelle il place désormais le marxisme. L'aliénation sociale produit une domination, indirectement liée au système économique, s'exprimant comme autonomisation du moment imaginaire au sein de l’institution.

C'est la raison par laquelle Castoriadis arrive à penser que institution et imaginaire sont des concepts centraux d'une nouvelle compréhension du monde humain à la base de la transformation révolutionnaire. Ce qu'on reproche à la conception économique -fonctionnelle de l'institution43 est le fait de ne pas avoir saisi l'aspect symbolique qu'il y a dedans. Ni l'organisation de la vie matérielle, ni la reproduction de la société ne peuvent être dictées par des lois naturelles ou des considérations rationnelles. L’indépendance du symbolique, d'un caractère fonctionnel à la réalité-avec laquelle il est toutefois lié-, et son omniprésence dans le langage et dans les institutions deviennent l'élément fondamental pour le monde social et historique. La même institution est un réseau symbolique, une combinaison, aux proportions et relations variables, d'une composante imaginaire : un système symbolique doté d'une sanction générale, qui constitue la manière d’être, fondamentale, de notre société.Le symbolique castoriadisien est engendré par une réflexion psychanalytique ayant comme points de repère surtout Freud et Lacan, mais il n' y est pas réduit . Comme on le verra, une conception particulière de l'inconscient et une philosophie du langage (gardant implicitement quelques-unes des thèses centrales de De Saussure et Wittgenstein) sont à la base de cette réflexion.Le caractère le plus profond du symbolique est sa relative indétermination, évidente dans les phénomènes de sur-détermination des symboles (où différents signifiés peuvent être attribués au même signifiant) et de sur-symbolisation du sens (quand le même signifié est véhiculé par de différents signifiants), mais méconnue aussi par les théories qui le posent au centre de leur propre analyse, l’identifiant avec le rationnel ou le considérant le seul produit de l'institution. En tant que diacritique, le symbole est une réalité créative en soi, dont le ''choix '' n'est jamais ni inéluctable ni aléatoire. Castoriadis, pourtant, soutient que le symbolique, au delà de la réductibilité de ces théories, est constitué par le lien profond entre une composante rationnelle-réelle, et une autre imaginaire- effective et que dans la deuxième on doit trouver la composante essentielle, qui en fait un phénomène créatif gardant la possibilité et la réalité de l'aliénation. La capacité de se donner ce qui n'existe pas est propre à l'imaginaire : le glissement, le déplacement et l'invention du sens sont l’œuvre de l'imaginaire radical, qui ne peut pas être éclairci si l' on évoque la rationalité ou la simple réalité. En tant que centre palpitant du phénomène symbolique,

 

l'imaginaire [...]n'est pas «facteur dernier» (nous n'en cherchons du reste pas)- mais sans lui, la détermination du symbolique comme du fonctionnel, la spécificité et l'unité du premier, l'orientation et la finalité du second restent incomplètes et finalement incompréhensibles.44

 

L'imaginaire radical est la capacité élémentaire et irréductible de poser ou de donner, en forme de représentation, une chose et une relation qui ne sont pas déjà présentes. Toute culture a son propre imaginaire effectif central, constitué par des symboles élémentaires, et un imaginaire périphérique, correspondant à une deuxième symbolisation et aux couches successives de sédimentation symbolique. L'imaginaire central a une espèce de fonctionnalité, due au fait que l'imaginaire effectif qu'elle véhicule est la condition d'existence de la société, en tant que société humaine, sans une autre fin, sauf elle-même. Autant il existe un phantasme fondamental du sujet -sa scène nucléaire-, système organisateur - organisé le constituant dans sa singularité (son fondement de possibilité et unité), au niveau social se cache un phantasme fondamental, correspondant aux articulations ultimes que la société considérée a imposées au monde et aux systèmes organisateurs servant de condition de représentativité de tout ce que cette société peut se donner. De cette façon, le philosophe greco-français rend compte de la pensée du sens et de la constitution de l'histoire. Le sens, en fait, n'est ni réel ou irrationnel, mais création imaginaire historique. Pour cela on ne peut jamais dire ce qui peut déterminer la façon dans laquelle un phénomène social naît, bien qu'on puisse le comprendre et le raconter.

L'imaginaire effectif n'est que le système des significations, une fois constitué. Comprendre ou percevoir le symbolisme d'une société veut dire, en dernière instance, saisir les significations qu'un système rigoureux de symboles contient, ou ne contient pas. Elles peuvent correspondre à quelque chose de perçu (de réel), de rationnel (pensé), ou bien, être imaginaires. Chaque signification centrale pour la société est imaginaire. Par exemple, la signification de Dieu pour la plupart des sociétés est une organisation systématique de signifiants et de signifiés, unité croisée des uns et des autres. Elle n'est pas un simple concept ou une élémentaire représentation, mais une dimension opérante, qui a de lourdes conséquences historiques et sociales pour la vie humaine.

 

Une création imaginaire[...] agit dans la pratique et le faire de la société considérée comme sens organisateur du comportement humain et des relations sociales indépendamment de son existence « pour la conscience » de cette société,

 

car

 

les significations imaginaires sociales ne dénotent rien, et elles connotent à peu près tout.45

 

En définitive, le ciment invisible, qui lie l'immense brassage de réel-rationnel-symbolique de chaque société, le principe qui choisit les pièces et les parties qui y seront admises, les schémas d'organisation faisant fonction de condition de représentativité de tout ce que la société peut se donner, tout cela est constitué par les significations imaginaires sociales. Et de ce tissu est faite l'articulation ultime que la société impose au monde et à elle-même (consistant en ses propres besoins et désirs) arrivant jusqu'aux profondeurs de l'inconscient, car elle trouve des points d'appui dans la psyché de chacun. Son rôle est celui de répondre aux questions fondamentales de la société, sans lesquelles elle ne réussirait pas à éviter le chaos différencié qui l'envahit : qui sommes-nous en tant que collectivité? Qu'est-ce que nous sommes, les uns pour les autres? Où sommes-nous? Qu'est-ce que nous voulons, désirons, et qu'est-ce qui nous manque?

 

Bien entendu, lorsque nous parlons de « questions », de réponses, de définitions, nous parlons métaphoriquement. Il ne s'agit pas de questions et de réponses posées explicitement, et les définitions ne sont pas données dans le langage. Les questions ne sont même posées préalablement aux réponses [...] c'est ce faire social qui ne se laisse comprendre que comme réponse à des questions qu'il pose implicitement lui-même[...]

[…] le sens authentique d'une société est à chercher en premier lieu dans sa vie et son activité effectives. [...]Vie et activité des sociétés sont précisément la position, la définition de ce sens.46

 

A ce propos Castoriadis donne des exemples emblématiques. La signification de ce qu'on considère comme travail (soit au sens strict, soit au sens large) montre, de tous ses points de vue- dans ses objets, fins, modalités ou moyens- une façon, chaque fois spécifique, de comprendre le monde, de se définir en tant que besoin et de se mettre en rapport avec les autres êtres humains, ou bien elle montre le sens de notre ''se placer'' dans le monde (ce qui lie l'image de soi à celle du monde), l'idée de nation, ou aussi le ''nous'' d'une collectivité quelconque.

L'imaginaire non seulement spécifie un système symbolique particulier devant la multitude de structures symboliques possibles, en fixant les relations canoniques prédominantes, mais il est aussi la source de la finalité propre à chaque fonctionnalité des institutions et des processus sociaux. Bref, c'est la condition d'existence de la société, ne faisant pas seulement fonction de rationnel, mais étant une forme de celui-ci; en plus, il le contient d'une façon indistincte à l'origine et infiniment féconde où, d'un côté, on peut discerner seulement les éléments que notre rationalité suppose et, de l'autre côté, on peut comprendre que l'existence, en tant que telle, ne répond à aucune fonctionnalité (elle n'est la fin de rien et n'a pas de but).

 

L'homme ne peut exister qu'en se définissant chaque fois comme un ensemble de besoins et d'objets correspondants, mais dépasse toujours ces définitions-et, s'il les dépasse (non seulement dans un virtuel permanent, mais dans l'effectivité du mouvement historique), c'est parce qu'elles sortent de lui-même, qu'il les invente non pas dans l'arbitraire certes, il y a toujours la nature, le minimum de cohérence qu'exige la rationalité, et l'histoire précédente), donc qu'il les fait en faisant et en se faisant, et qu'aucune définition rationnelle, naturelle ou historique ne permet de les fixer une fois pour toutes.47

 

De cette nouvelle perspective aussi, Castoriadis saisit la crise du monde moderne. Étant traversé par une rationalisation à son extrême limite, celui-ci ne prend pas ses distances avec l'imaginaire, qui incarne cette tendance et la met en pratique de la façon la plus sauvage, en dévoilant le caractère arbitraire et irrationnel de la rationalité même. A cause de cette pseudo-rationalité, le monde moderne est dans un délire systématique, dont la forme la plus évidente et menaçante est constituée par l'autonomisation technique, sans fins définissables, et par l'économie capitaliste, qui se nourrit de la figure fétichiste homme= automate. Ces deux institutions ont transformé la vieille bureaucratie sociale, soutenue par le phantasme de l'organisation conçue comme une machine au parfait fonctionnement, en une bureaucratie guidée par le phantasme de l'organisation, conçue, cette fois-ci, comme une machine auto-réformatrice et auto-expansive (on est passé des valeurs de rendement à celles d'adaptation). La signification centrale de ces deux démocraties est celle qui considère les hommes comme des simples points-clés dans le réseau des messages qui existent et valent seulement s'ils sont en fonction des rôles et des positions occupées par eux dans l'échelle hiérarchique : mais c'est aussi une signification qui estime qu'il est essentiel de réduire le monde à un système de règles formelles. Le nouveau monde bureaucratique, toutefois, est destiné à la crise, car il emprunte sa matière à une rationalité limitée à l'intellect (s'occupant exclusivement de la justesse des connexions partielles), qui subordonne tout à l'efficacité de la croissance économique, ni comprenant, ni saisissant vraiment le réel. Défenseur de ces positions théoriques, plus proches de la philosophie politique que de l'écriture militante (fondamentale, jusqu'à ce moment-là), et sans finalités d'organisation, Castoriadis soutient la fin du statut révolutionnaire du prolétariat dans la société actuelle, faisant tomber le groupe social-barbare dans une impasse. Le dernier numéro de la revue sort en 1965 ; le 11 mars 1967, quand notre philosophe décide de quitter son travail comme économiste à l' O.C.S.E., le groupe prend acte de la fin de sa propre expérience politique et une lettre est adressée à tous les abonnés, qui résume les raisons principales, dont quelques-unes semblent anticiper et soutenir la nouvelle perspective castoriadisienne :

 

Le travail théorique, plus nécessaire que jamais, mais qui dorénavant pose d'autres exigences et comporte un autre rythme, ne peut pas être l'axe d'existence d'un groupe organisé d'une revue périodique :[...] Nous continuerons, chacun dans le domaine qui lui est propre, de réfléchir et d'agir en fonction des certitudes et des interrogations que Socialisme ou Barbarie nous a permis de dégager.48

 

2.5.Marx et Castoriadis

 

La référence à Marx pour Castoriadis est importante de plusieurs points de vue. Différemment d'autres penseurs marxistes hétérodoxes, Castoriadis ne veut pas simplement retourner à Marx pour prendre le point de vue le plus authentique du philosophe allemand, mais pour saisir l'élément révolutionnaire lié à l'imaginaire dominant capitaliste, le rendre explicite, le transformer et l'étendre. Il insiste sur l’antinomie des deux éléments constitutifs de la pensée de Marx : 1) l'histoire n'est que l'histoire de la lutte de classe et l'émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes; 2) la clé du développement historique se trouve au niveau de la structure économique.

Sur le plan historique Castoriadis pense que la victoire de 1921 de l'orientation léniniste (du parti bolchevique et de la théorie qui le supportait), sur celle ouvrière d'autogestion, peut être analysée comme la victoire du deuxième élément sur le premier, parce que, à ce moment-là la possibilité d'affirmer l'activité des organismes collectifs autonomes des travailleurs était définitivement fermée, soit dans la gestion de la production, soit dans l'orientation politique et sociale du pays49. L'influence profonde de l'univers capitaliste de l'époque a un poids énorme sur les argumentations de Marx; la même dégénérescence bureaucratique du mouvement ouvrier doit être comprise comme l'émersion autoritaire de modèles d'organisation capitaliste au sein des organismes qui le constituaient. Marx

 

a étouffé lui-même l'élément révolutionnaire qui était en germe dans sa pensée et s'exprime dans ses textes de jeunesse surtout, mais pas seulement, 50

 

en faisant avancer, jusqu’à l’extrême limite, dans sa philosophie, les significations imaginaires du capitalisme (progrès, productivisme, économisme, et, surtout, ce que Castoriadis appelle le phantasme social de l'expansion illimitée de la maitrise ''rationnelle''). Son originalité est le fait d'avoir vu que c'est l'activité vivante des hommes à créér des formes sociales et historiques et, d'après cela, le fait d'avoir pris une position politique soutenant un projet qui, dans le même temps, était poursui, à cette époque-là par le mouvement ouvrier en lutte qui en représentait sa réalité historique : Marx a compris que ce sont les hommes qui font leur propre histoire et, par conséquent, qu'on doit chercher la source de la vérité dans leur activité vivante; mais il n'a pas réussi à développer toutes les nombreuses conclusions capitales qu'on aurait du tirer de cette idée apparemment banale. C'est pourquoi Castoriadis peut affirmer que

 

les germes des idées les plus importantes de Marx concernant la transformation de la société- notamment celle d’auto-gouvernement des producteurs- se trouvent, non pas dans les écrits des socialistes utopiques, mais dans les journaux et l'auto-organisation des ouvriers anglais de 1810 à 1840, de loin antérieurs aux premiers écrits de Marx 51

 

Enfin, Marx est dépassé, mais pas oublié. En effet, après la rupture entre la pensée de Castoriadis et celle de Marx, la problématique révolutionnaire de l'un est encore fondée sur quelques-unes des idées de l'autre : bien que profondément ré-élaborées, les idées d'aliénation, de dialectique et de faire en tant que source de vérité, continuent à être des piliers pour la compréhension post-marxienne de la réalité humaine de Castoriadis, au point de pousser celui-ci à se mesurer avec leur principale source, sans laquelle elles n'auraient pu émerger, c'est à dire avec Hegel. Entre autres, Castoriadis n'abandonnera jamais des considérations marxiennes, telles que, par exemple, l'idée qu'il n'existe pas une essence humaine et aussi celle de l'implication réciproque de l'individu et de la société, exprimées, toutes les deux, dans les Manuscrits économiques et philosophiques et dans L'idéologie allemande 52 .

D'autres idées, pourtant, marqueront profondément sa nouvelle perspective philosophique, ainsi l'activité révolutionnaire doit s'opposer à la spéculation (Thèses sur Feuerbach), et pratique philosophique consiste à se mesurer avec ce qui n'est pas philosophie, à la fin implicite de rendre compte et raison de la nature de la transformation humaine et de l'émancipation; aussi l'idée de dialectique, qui, comme l'on verra, prendra la forme dynamique entre instituant et institué, sur la base d'une ontologie de la création; ou bien l'idée d'émancipation et celle de liberté, qui continueront à être les soutiens théoriques de sa pensée jusqu'à la fin de ses jours. A propos d'une nouvelle dialectique, il écrit :

 

Elle doit écarter l'illusion rationaliste, accepter sérieusement l'idée qu'il y a de l'infini et de l'indéfini, admettre, sans pour autant renoncer au travail, que toute détermination rationnelle laisse un résidu non déterminé et non rationnel, que le résidu est tout autant essentiel que ce qui a été analysé, que nécessité et contingence sont continuellement imbriquées l'une dans l'autre, que la « nature », hors de nous et en nous, est toujours autre chose et plus que ce que la conscience en construit [...][...] Mais une telle transformation de la dialectique n'est possible, à son tour, que si l'on dépasse l'idée traditionnelle et séculaire de la théorie comme système fermé et comme contemplation. Et c'était là effectivement une des intuitions essentielles du jeune Marx 54

 

Même si, grâce aux Thèses sur Feuerbach et à L'idéologie allemande (et, naturellement, à la tradition historique du mouvement prolétaire), il développera l'idée de social-historique, moteur de sa philosophie de la création, on peut affirmer que l'idée de liberté castoriadisienne a bien des affinités avec La question juive.55 Dans ce texte Marx propose une idée de liberté, alternative à la liberté bourgeoise : si celle-ci est une liberté limitée par l'autre, déterminée par la loi, et, en substance, une liberté de propriété, il faut affirmer, au contraire, une liberté non négative, qui ne soit pas pure séparation de l'autre, mais ''positive''; c'est à dire, une liberté qui dépasse l' idée de ''se libérer de'', pour prendre la forme de ''liberté avec'' et ''liberté de''. La proposition d'une liberté positive'' et le dépassement de la liberté relative à un individu isolé, peut trouver un équivalent chez Castoriadis, qui fait de la liberté de choix, collective et individuelle, -toujours plongée dans le social et dans l'historique- l'expression de l'action autonome des masses (abolissant, entre autres, définitivement la scission entre l'idée de ''se libérer de'' et celle d' ''être libre de'').La liberté est une forme sociale s'exprimant seulement dans l'interaction et par la possibilité de choisir et changer, tant qu'on peut la définir une liberté sociale et de projet (liberté avec et de). Grâce à cette idée, la praxis peut être conçue comme l'équivalent d'une liberté consciente de se faire et se penser à travers le temps social. Pour cela Castoriadis estime que Marx reste un grand penseur moderne, bien que totalement insuffisant pour une orientation théorique et politique. Unis par une profonde aversion pour la domination, et donc par la recherche d'une contre-proposition réalisable soit du point de vue politique, soit du point de vue philosophique, Marx et Castoriadis sont des philosophes politiques radicaux car ils croient qu'on peut déterminer et résoudre les problèmes fondamentaux de l'existence humaine (comme l'aliénation). Mais notre philosophe décide d'aborder ce qui est resté dans l'ombre dans l’œuvre du philosophe communiste : la question de l'institution globale de la société, les problèmes de la nature et de l'organisation du pouvoir et celui de la participation à ce dernier.

 

Notes

 

1 Ed. Pietro Rossi et Carlo A. Viano, AA.VV., Storia della filosofia 6. Il Novecento, Tomo II., Edizioni Laterza, Roma- Bari 1999, p.894

2C. Castoriadis, Historie et Création. Textes philosophiques inédits(1945-1967), Éditions. Du Seuil, Paris 2009

3C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société. Éditions. du Seuil, Paris 1975, p.493 et C. Castoriadis, Passion et connaissance chez C. Castoriadis, Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V, Éditions. du Seuil, Paris 1997, p.130

4Axel Honneth, Une sauvegarde ontologique de la révolution, dans AA.VV. Autonomie et auto-transformation de la société. La philosophie militante de Cornelius Castoriadis, Librairie Droz, Genève 1989, p.191-208

5C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, op. cit, p. 160

6C. Castoriadis, '' Nous traversons une basse époque.. '' dans C. Castoriadis, Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-77, Éditions du Seuil. Paris 2005, p.162

7 Z. Bauman, Modernità liquida, Edizioni Laterza, Roma- Bari 2005; J.Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Éditions Galilée, Paris 1995; M. Gachet, La democrazia contro se stessa., Città aperta, Troina (En) 2005

8C. Castoriadis, Réponse à Richard Rorty, dans C. Castoriadis, Une société à la dérive, op. cit., p. 96

1Cornelius Castoriadis, Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-1967) op. cit., p. 7-21/ 25-50

2P. Chaulieu et Montal, Lettre ouverte aux militants du P.C.I. Et de la ''IV Internationale'', Socialisme ou Barbarie (SouB) N. 1 Mars-Avril 1949, p.101. Le RDR (Rassemblement démocratique révolutionnaire), fondé par David Rousset et J.P.Sartre, était une formation politique qui avait adopté une ligne neutraliste par rapport à l'opposition USA-URSS

3Ce groupe s'est inséré dans le contexte extra-parlementaire français de l’extrême gauche internationaliste du deuxième après-guerre. Constitué, pour la plupart, par un réseau d'organisations et partis qui partagent la critique anticapitaliste et révolutionnaire à la société instituée, SouB entretient des rapports avec plusieurs groupes, parmi lesquels la formation hollandaise Spartacus, proche de Pannekoek, des groupes clandestins espagnols, le groupe italien Unità Proletaria. A ses réunions publiques, surtout liées à la vie de sa revue, qui constitue le vecteur presque exclusif de l'impact public du groupe, participent des militants révolutionnaires de différentes formations similaires, tels que les bordiguistes et les communistes des conseils.

4[..] «loin d’être un phénomène exclusivement politique, le rôle prépondérant de la bureaucratie est tout autant un phénomène économique. Il exprime les tendances les plus profondes de la production capitaliste moderne : concentration des forces productives, et disparition ou limitation consécutive de la propriété privée comme fondement du pouvoir de la classe dominante, apparition au sein des grandes entreprises d'énormes appareils bureaucratiques de direction : fusion des monopoles de l’État; réglementation étatique de l'économie. » P. Chaulieu, Bilan, perspectives, tâches, Sou B n. 21, dans C. Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier I. Comment lutter, ED 10/18, Paris 1974, p..386. Pendant la période sociale-barbare en tant que mouvement subversif, les représentants du groupe maintinrent cachée leur identité utilisant plusieurs pseudonymes. En particulier Castoriadis signe comme Chaulieu, Cardan, Coudray, Delvaux, Barjot.

5P. Chaulieu Sur le contenu du socialisme I (1955), dans C. Castoriadis. Le contenu du socialisme, Ed.10/18, Paris 1974, p.74. Castoriadis se corrige vers la fin des années '50 quand, comme l'on verra après, il commence à s'éloigner de l'horizon marxiste : ''Pour l'essentiel la division des sociétés contemporaines-occidentales ou orientales - en classes ne correspond déjà plus à la division entre propriétaires et non propriétaires, mais à celle, beaucoup plus profonde et beaucoup plus difficile à éliminer, entre dirigeants et exécutants dans le processus de production.'' P. Chaulieu, Bilan, perspectives, tâches, dans C. Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier I. Comment lutter, op. cit., p.386

 

6P. Chaulieu, Sartre, le Stalinisme et les ouvriers, dans C. Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier 1. Comment lutter, op. cit. p.241

 

7P. Chaulieu, Bilan, perspectives, tâches, dans C. Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier 1. Comment lutter, op. cit. p.401-2

8P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme III (1958), dans C.Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier 2. Prolétariat et organisation, Ed.10/18.Paris 1974, p.50. Comme A. Mangano a justement soutenu dans son essai '' Castoriadis e il marxismo ''(dans AA.VV., Autonomie et auto-transformation de la société. La philosophie militante de Cornelius Castoriadis, op. cit. p.59-68), les analyses de SouB doivent plutôt être situées dans la tradition marxienne du jeune Lukacs de ''Histoire et conscience de classe '' et dans celles d' Adorno et de l'école de Francfort qui se réfèrent à la critique du modèle wéberien de rationalisation.

9Bien que, même d'après la correspondance épistolaire entre Castoriadis et Pannekock, le groupe développe une affinité théorique avec la gauche communiste et conseilleuse hollandaise, estimant la révolution russe un coup d'état bourgeois sans aucun effet sur le système capitaliste et, par conséquent, que le communisme doit être pensé de nouveau à sa racine. Il est possible de reconstruire le lien entre ces deux mouvements surtout grâce à Christophe Bourseiller, histoire générale de l'ultra-gauche, Éditions. Denoel, Paris, 2003

10P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme III, dans C. Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier . Prolétariat et organisation, op. cit. p. 69

11Ibid. p.16; P. Chaulieu, Sur le Contenu du socialisme I, dans C. Castoriadis, Le contenu du socialisme, op. cit., p. 97

12P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme I, dans C. Castoriadis, Le Contenu du socialisme, op. cit., p.76-77-79

13Ibid. p.95-96; P. Chaulieu, Bilan.Perspectives, tâches.dans C. Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier 1. Comment lutter, op. cit. p.388

14C. Castoriadis, Histoire et Création. Textes philosophiques inédits (1945-1967), op. cit., p.51-98

15P. Chaulieu, Sartre, le stalinisme et les ouvriers dans C. Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier 1.comment lutter, op. cit., p.238. Philippe Raynaud écrit '' Dans les analyses de Socialisme ou Barbarie, le modèle théorique sous-jacent à la critique du capitalisme n'est plus strictement ''économique'' mais plutôt politique : il traduit en fait la transposition, dans l'analyse de l'univers de la production, d'une argumentation classique de la théorie démocratique.Philippe Raynaud, Société bureaucratique et totalitarisme.remarques sur l'évolution du groupe ''Socialisme ou Barbarie '', dans AA.VV., Autonomie et auto-transformation de la société. La philosophie militante de Cornelius Castoriadis, op. cit., p.264

16P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme III, dans C. Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier 2.Prolétariat et organisation, op. cit., p. 74

17Comme il admet, lui- même, dans l'essai Individu, société, rationalité, histoire (1988) (maintenant dans C. Castoriadis, Le monde morcelé-Les carrefours du labyrinthe III. Éditions. Du Seuil, Paris, 1990, p. 39), ses premières publications en grec de 1944, les Protes dokimes (les premiers essais), comprenaient la traduction commentée des '' Fondements méthodologiques '' de l'important texte wéberien Économie et société et une Introduction à la théorie des sciences sociales, fortement influencée par Weber. Pour examiner attentivement le rapport Weber-Marx à propos du problème de la bureaucratie selon Castoriadis : Fernando Cesar Teixeira França, Criaçao e dialética : o pensamento històrico-politico de Cornelius Castoriadis, Ed. Brasiliense, Sao Paolo 1995, p. 43-90.

18Claude Lefort, Organizzazione e partito, SouB N. 26, Décembre 1958, dans Mario Baccianini e Angelo Tartarici, Socialisme ou Barbarie, Le radici storiche della nuova sinistra, Edizioni. Guanda, Parma1971, p. 245-50

19Paul Cardan, Prolétariat et organisation I-II dans Cornelius Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier 2.Prolétariat et organisation, op. cit.p.123-248 (en particulier p. 241/48)

20Philippe Gottraux 'Socialisme ou Barbarie'' Un engagement politique et intellectuel dans la France de l'après-guerre, Éditions. Payot -Lausanne, France 2002, p.101

21Paul Cardan, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, SouB, n.31, Déc.1960-Févr.1961, p.54.Le texte a été publié à plusieurs reprises sur la même revue : n. 31, Déc.'60-Févr'.61(p.51-81);n.32, Avr-J '61 (84-111); n.33, Déc.'61-Févr'62 (p. 60-85).

22Paul Cardan, le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, SouB n.33. Déc.61-Févr 62, p.64

23Ibid. p.67

24Ibid.p.82

25Philippe Gottraux, '' Socialisme ou Barbarie''.Un engagement politique et intellectuel dans la France de l'après-guerre, op. cit. p. 143

26Pierre Souyri et Jean-Françoise Lyotard, Marxisme et théorie révolutionnaire.2 : sur une idéologie nouvelle, texte intérieur au groupe, daté le 25 juin 1963, p. 9

27Ce que signifie le Socialisme, publié dans International Socialism, London, printemps 1961. Maintenant dans C. Castoriadis, Le contenu du socialisme, op. cit. p.223-260.

28Recommencer la révolution, SouB, n. 35, Janvier- Mars 1964, p. 21

29C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Éditions. Du Seuil, Paris, 1975, p. 36

30Ibid. p. 40

31Ibid. p. 62

32Ibid. p. 17

33Ibid. p. 16

34Ibid. p.31

35Ibid., p. 82-3

36C. Castoriadis, Origine du projet théorique, dans C. Castoriadis, Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945- 1967), op. cit. p.235-237

37C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit. p.112/114

38Ibid. p. 145

39Ibid. p. 148

40Ibid. p. 136-37

41Ibid.p. 155-158

42 C. Castoriadis, L’être (l'empirie) comme stratification illimitée, dans C. Castoriadis, Histoire et création. textes philosophiques inédits. (1945- 1967) op. cit., p.212

43Pour Castoriadis, cette conception prétend que les instituions soient réduites à la'' satisfaction ''des fonctions vitales et qu'elles soient parfaitement compréhensibles à partir de ce rôle. La fonctionnalité est, selon les auteurs cités, l'enchainement, sans solution de continuité, de moyens et fins (ou de causes et effets)

44C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, op. cit. p. 197

45Ibid, pp. 213/216

46Ibid p. 221

47Ibid. p. 204

48La suspension de la publication de Socialisme ou Barbarie, circulaire envoyée aux lecteurs de la revue en juin 1967, maintenant dans Cornelius Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier 2, Prolétariat et Organisation, op. cit., pp.424-25. La raison la plus importante à la base de ce choix a été la conviction de l'impossible développement d'une activité politique quelconque, devant la privatisation et l'aliénation, répandue à tout niveau de la vie quotidienne et de la culture dans la société contemporaine.

49C. Castoriadis, Le rôle de l'idéologie bolchévique dans la naissance de la bureaucratie, dans C. Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier, 2. Prolétariat et organisation, op. cit. p.385-416

50C. Castoriadis, Transition, dans C. Castoriadis, Domaine de l'homme. Les carrefours du labyrinthe II, Éditions du Seuil, Paris, 1996, p. 20

51C. Castoriadis, Marxisme-léninisme : la pulvérisation, dans C. Castoriadis, La montée de l'insignifiance. Les Carrefours du labyrinthe IV, Éditions du Seuil, Paris, 1996, p. 41

52Karl Marx, Manoscritti economico filosofici del 1844, Einaudi, Torino 2004 et Karl Marx, L'ideologia tedesca, Ed.itori Riuniti, Roma 1969

54C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, op. cit., p. 82

55K. Marx, La questione ebraica, Newton, Roma, 1975.

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